Partager la publication "La fin de l’illusion des deux États : la Cisjordanie disparue, la Jordanie est dans la ligne de mire"
The Cradle, 21 juillet 2025. – Les gouvernements israéliens successifs, qu’il s’agisse du Parti travailliste, du Likoud ou de leurs coalitions extrémistes actuelles, n’ont jamais considéré la Cisjordanie comme une terre occupée. Dans le projet sioniste, il ne s’agit pas d’un territoire contesté, mais d’un droit divin – « Judée-Samarie », au cœur de la mythologie d’Eretz Israël.

Manifestation contre la normalisation avec lsraël et le génocide à Gaza, Amman, 25 octobre 2024 (source The Cradle sur X)
La présence israélienne sur place n’est ni une nécessité militaire ni un argument de négociation. Elle est le fondement d’une vision coloniale qui traite la souveraineté palestinienne comme une menace à démanteler, et non comme un droit à reconnaître.
« Annexion rampante »
Aujourd’hui, l’État d’occupation exécute la phase la plus agressive de ce projet par une annexion silencieuse et soutenue. Sans le déclarer officiellement pour éviter des retombées diplomatiques alors que le génocide se poursuit à Gaza, Tel-Aviv redessine les cartes sur le terrain.
Il étend les colonies à un rythme sans précédent, construit des routes de contournement réservées aux colons juifs et enracine l’architecture de l’apartheid dans la zone C, qui est le plus grand segment de la Cisjordanie occupée, représentant plus de 60 % du territoire. Le contrôle militaire israélien, sanctionné par les accords d’Oslo de 1993, est utilisé pour obtenir une domination territoriale totale.
L’État d’occupation a exploité son assaut militaire du 13 juin contre l’Iran pour intensifier son emprise sur la Cisjordanie occupée en érigeant de nouveaux points de contrôle, en bloquant l’accès aux villages et villes palestiniens, en intensifiant les raids quotidiens et les arrestations massives, et en restreignant drastiquement la vie quotidienne de quelque 3,2 millions de Palestiniens. La destruction systématique des infrastructures dans les camps de réfugiés a déplacé au moins 40.000 Palestiniens ces derniers mois – un nettoyage ethnique lent et silencieux se déroulant sous le brouillard de la guerre. Ces tactiques sont renforcées par une décision du cabinet israélien du 11 mai visant à lancer un enregistrement foncier généralisé en zone C. Bien qu’il ne soit pas officiellement qualifié de « loi de régularisation », le « processus de colonisation foncière » reflète l’intention et la structure de la législation de 2017 en légalisant les avant-postes de colons et en officialisant le vol de terres palestiniennes.
Ces initiatives renouvelées donnent à l’État d’occupation une autorité considérable pour exproprier des terres et renforcer son emprise sur le territoire occupé sous couvert d’ordre bureaucratique.
En parallèle, les autorités israéliennes ont entrepris de relancer le plan de colonisation E1, longtemps bloqué, près de Jérusalem-Est occupée, qui comprend la construction de 3.412 logements pour colons. Ce plan couperait Jérusalem-Est occupée du reste de la Cisjordanie occupée et déplacerait de force des communautés bédouines comme Khan al-Ahmar.
Fin mai, le conseil des ministres israélien a également approuvé la création de 22 nouvelles colonies illégales en Cisjordanie occupée et a légalisé rétroactivement plusieurs avant-postes de colonies existants. Cela renforce l’architecture de l’apartheid qui s’étend de Jérusalem à la vallée du Jourdain. L’objectif n’est pas un secret : remodeler la carte de manière à rendre un futur État palestinien géographiquement et politiquement non viable. Il s’agit de créer une Cisjordanie sans souveraineté palestinienne, sans contiguïté territoriale et sans futur État. Selon ce plan, l’Autorité palestinienne (AP) obéissante gouvernera les affaires civiles sous la botte du contrôle militaire israélien, une autorité Potemkine sans pouvoir, sans territoire et sans dignité.
La Jordanie face à la pression
Face à ces évolutions, la Jordanie est peut-être l’État voisin le plus concerné. Le Royaume hachémite partage des liens historiques, géographiques et sociétaux profonds avec la Cisjordanie occupée, notamment pendant la période d’union de 1948 à 1967. Cette histoire confère à Amman une sensibilité particulière aux changements survenus de l’autre côté du Jourdain.
Cependant, ce qui est alarmant, c’est l’absence de position jordanienne sérieuse, claire et directe face à la menace croissante du contrôle israélien sur la Cisjordanie occupée. Les déclarations officielles se limitent à des objections diplomatiques générales, sans mesures de dissuasion fermes ni mobilisation stratégique.
Le Royaume hachémite craint depuis longtemps d’être contraint de jouer le rôle de « patrie de substitution » pour les Palestiniens. Des idées comme « patrie alternative » et confédération – dont l’objectif est de déplacer la question palestinienne sur le sol jordanien – ne sont pas nouvelles. Elles ont refait surface de manière cyclique depuis les années 1970, mais elles apparaissent aujourd’hui de plus en plus structurées comme une voie alternative pour liquider la cause palestinienne.
Plus de la moitié de la population jordanienne est composée de réfugiés palestiniens et de citoyens d’origine palestinienne ayant des liens familiaux et nationaux profonds avec la Cisjordanie occupée. Toute tentative de dissoudre la formule des deux États sans alternative palestinienne souveraine risque de transformer la Jordanie en soupape de pression démographique. Cela déclencherait des troubles, déplacerait de nouvelles vagues de Palestiniens et briserait le fragile équilibre au sein du royaume.
Les responsables jordaniens ont constamment averti que les transferts forcés de Palestiniens seraient considérés comme des actes de guerre. Leur inquiétude n’est pas hypothétique. Les députés israéliens ont promu à plusieurs reprises des variantes du plan « La Jordanie est la Palestine », où les Palestiniens de Cisjordanie seraient soit déplacés, soit dirigés par la Jordanie par le biais d’une confédération imposée par Israël et l’Occident qui absoudrait Israël de toute responsabilité. La « Confédération jordano-palestinienne » confierait à la Jordanie le rôle d’administrer le reste de la population palestinienne, une fois le contrôle territorial par Israël achevé.
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a clairement exposé sa stratégie : les Palestiniens peuvent avoir une autorité administrative, mais pas une souveraineté territoriale. Il cherche à préserver le contrôle israélien sous couvert de délégation de pouvoir, transformant toute « autorité » palestinienne en cache-sexe pour une domination continue.
Dans une interview accordée à Fox News, Netanyahou a fait une déclaration révélatrice : « Nous aspirons à donner aux Palestiniens l’autorité, pas la terre. »
Le piège de la confédération
C’est pourquoi Amman considère le projet de confédération comme un piège stratégique. Sans la création d’un État palestinien véritablement indépendant, toute forme d’arrangement administratif sert d’écran de fumée à l’annexion.
Le véritable objectif est d’externaliser la gestion des Palestiniens à la Jordanie jusqu’à ce qu’Israël puisse achever sa réorganisation démographique de la Palestine historique.
Les partisans de ce plan estiment que les conditions régionales sont plus favorables que jamais. Depuis le premier mandat du président américain Donald Trump en 2017, plusieurs États de la Ligue arabe ont normalisé leurs relations avec Israël dans le cadre des « Accords d’Abraham » de 2020. Et ce, malgré des violations de longue date des traités, notamment les violations répétées par Israël de l’accord de paix de Wadi Araba de 1994 avec la Jordanie, l’un des premiers États arabes à officialiser ses relations avec l’État d’occupation.
D’autres, dont l’Arabie saoudite, seraient sur le point de conclure des accords similaires. Après la chute du gouvernement de l’ancien président syrien Bachar al-Assad, la Syrie – désormais dirigée par l’ancien chef d’Al-Qaïda Ahmad al-Sharaa – est également préparée à rejoindre cette « Alliance Abraham ».
On retrouve déjà des éléments de ce plan dans le plan de paix de 2020 du président américain Donald Trump, dit « Accord du siècle », ainsi que dans une initiative saoudienne de 2020 pour un « Royaume hachémite de Palestine », qui serait soutenue par le prince héritier Mohammed ben Salmane (MbS).
Diplomatie ensevelie sous les bulldozers
Avec le changement de posture politique de Washington, l’effondrement de la formule à deux États est passé du stade de possibilité à celui de programme. Trump a clairement indiqué son intention d’abandonner complètement l’État palestinien.
Son département d’État a refusé d’approuver la solution à deux États et, en février, il a déclaré : « Les États-Unis prendront le contrôle de la bande de Gaza, et nous y travaillerons également », en référence à son plan d’après-guerre pour la Riviera de Gaza.
Même la résolution 2735 du Conseil de sécurité de l’ONU, rédigée par l’administration de l’ancien président américain Joe Biden et adoptée en juin 2024, sonne désormais creux. Elle appelle à la création de deux États démocratiques, Israël et la Palestine, vivant côte à côte en paix. Mais l’annexion en cours par Israël rend cette vision impossible. Tel-Aviv enterre la résolution dans la même terre que celle qu’elle a préparée pour les colons sionistes. La Jordanie, qui s’est portée à la défense d’Israël lors des trois affrontements militaires directs entre l’Iran et Israël, n’est plus en marge : elle est désormais directement menacée par les ambitions expansionnistes de l’État d’occupation.
Alors que Tel-Aviv intensifie ses efforts pour effacer la cause palestinienne, Amman se retrouve acculé : sous la pression de l’apathie de Washington, entouré d’États arabes qui resserrent leurs liens avec Israël et lié par un traité de paix qui n’offre plus la moindre apparence d’équilibre.
L’Autorité palestinienne, autrefois l’administrateur privilégié de Washington pour les affaires palestiniennes, s’effondre sous le poids de sa propre insignifiance. Elle ne contrôle aucun territoire, n’exerce aucune autorité et conserve peu de légitimité populaire. Si elle se désintègre totalement, la Jordanie sera la première à en subir les conséquences.
La monarchie hachémite est confrontée à un véritable péril historique. Pour éviter d’être enrôlée dans la gestion de l’occupation israélienne par procuration, Amman doit rompre résolument avec les formules inefficaces et construire un front arabo-palestinien collectif et cohérent. Sans cela, la Jordanie risque d’être entraînée dans un nouvel ordre régional dans lequel elle deviendra à la fois le tampon et le bouc émissaire de l’enterrement définitif de l’État palestinien.
Article original en anglais sur The Cradle / Traduction MR