La ‘route américaine’ : Une rocade pour les colons israéliens, un cauchemar pour les Palestiniens

Aseel Jundi, 5 mars 2022. Khaled Bashir connaît trop bien la douleur de voir sa maison rasée par les autorités israéliennes. Il l’a déjà vécu deux fois avec sa famille, qui vit dans le quartier de Jabal al-Mukaber, à Jérusalem-Est occupée. Aujourd’hui, une troisième démolition est imminente.

Nabil Bashir devant l’entrée de sa maison menacée de démolition pour faire place à la construction de l’American Road, à Jérusalem-Est occupée (MEE/Aseel Jundi).

Pendant longtemps, la justification était le manque de permis de construire. Mais le projet récemment annoncé de construction d’une rocade autoroutière qui traversera la zone et desservira les colons illégaux a révélé une intention plus sinistre, selon Bashir. 

« Pendant de nombreuses années, j’ai essayé d’obtenir un permis [de construire], mais toutes nos demandes ont été rejetées », a confié avec tristesse cet homme de 57 ans à Middle East Eye

« Plus tard, nous en avons découvert la raison : toutes les maisons [ici] sont destinées à être démolies pour faire place à une route de colons qui sera construite sur les ruines de nos maisons. »

La municipalité israélienne de Jérusalem, qui gère à la fois le côté occidental israélien de la ville et le côté oriental palestinien occupé, est en train de construire la “route américaine”, une très grande voie périphérique qui améliorera la connexion des colonies illégales au sud, à l’est et au nord de Jérusalem-Est. 

L’ambitieuse rocade s’étendra sur 12 kilomètres, du poste de contrôle de Mazmoriya, près de Sur Baher, au sud-est de Jérusalem, au poste de contrôle militaire de Zayyim, au nord.

Dans le quartier de Jabal al-Mukaber, des dizaines de familles feront les frais du projet, qui contraindra des centaines de personnes à se retrouver sans abri. Bashir a vu deux maisons démolies au fil des ans. Une en 2000 qu’il a construite sur le terrain de son père et une autre en 2014, qu’il a construite pour son fils Muhammad. Les deux fois, la municipalité a rasé les bâtiments en invoquant l’absence de permis de construire. Mais ces permis sont quasiment impossibles à obtenir pour les Palestiniens.

Selon Peace Now, un organisme de surveillance des colonies, seuls 30 % des permis de construire accordés par la municipalité de Jérusalem-Est entre 1991 et 2018 concernaient des quartiers palestiniens – alors que les Palestiniens représentent plus de 60 % de la population de la ville. 

Dans la zone C de la Cisjordanie, près de 99 % des demandes de construction palestiniennes ont été rejetées entre 2016 et 2018.

Pendant ce temps, entre 2012 et 2021, Israël a approuvé des plans pour 55.704 nouvelles unités dans les colonies israéliennes à travers la Cisjordanie, qui sont illégales au regard du droit international.

Les groupes de défense des droits, tant palestiniens qu’israéliens, affirment depuis longtemps que les politiques israéliennes visent « délibérément » à faire échouer toute planification dans les quartiers palestiniens.

Expulsion ou endettement

Muhammad Bashir, un architecte de la région, a suivi 62 cas de familles qui ont reçu des ordres de démolition à Jabal al-Nukaber pour faire place à la construction de la route américaine, dont la première étape s’est récemment achevée. Trois kilomètres de route ont été construits, a déclaré Muhammad à MEE, engloutissant et fragmentant les terres du quartier.

Les 62 bâtiments voués à la démolition abritent 750 personnes, dont quelque 300 enfants, et à tout moment, ils pourraient tous se retrouver sans abri. 

Vue aérienne d’un pont en construction faisant partie de la route américaine dans le quartier de Sur Baher, le 10 mai 2020 (Reuters).

La municipalité avait donné cinq ans aux habitants pour trouver des solutions afin de conserver leurs maisons, dont certaines ont été construites avant l’occupation de la ville par Israël en 1967. L’exemption a expiré récemment et les travaux de construction du projet d’autoroute se sont rapprochés de plus en plus.

Lors de la première phase de construction, la route avait une largeur de 16 mètres. Le ministère des transports fait cependant pression pour l’élargir afin qu’elle occupe 32 mètres, a déclaré Muhammad. 

La deuxième phase consistera à « reloger » les personnes menacées d’expulsion par les ordres de démolition. La municipalité a déjà confisqué 382 dunams (38 hectares) de leurs terres, a indiqué Muhammad, tout en facilitant le passage des colons pour traverser les quartiers palestiniens.

La municipalité a suggéré des alternatives pour les résidents ayant reçu un ordre de démolition, mais elles ne sont ni réalistes ni équitables, dit Muhammad. 

La proposition prévoit d’ériger des bâtiments en hauteur de chaque côté de la route. Dans ceux-ci, quatre étages doivent être exclusivement affectés au stationnement, quatre autres à un usage commercial et seulement deux étages à usage résidentiel, chacun contenant quatre appartements.

Le coût estimé de chacun de ces bâtiments se situe entre 20 et 25 millions de shekels (6 à 7,7 millions de dollars), ce que de nombreux Palestiniens de la région ne peuvent se permettre sans emprunter. 

Les options qui restent aux résidents sont l’expulsion ou l’endettement. L’une des stratégies adoptées par la municipalité consiste à vider complètement la zone de ses habitants et à les remplacer par des centres commerciaux, explique Muhammad. 

« Ils veulent obliger les habitants à faire appel à des investisseurs locaux ou extérieurs, ou à recourir aux banques pour contracter des prêts, ce qui signifie que les propriétaires fonciers n’auraient qu’un seul appartement résidentiel, tandis que les investisseurs ou les banques conserveraient la part du lion », a déclaré Muhammad à MEE

« Les habitants de Jabal al-Mukaber refusent cela sans équivoque, considérant que la construction verticale est incompatible avec le contexte rural auquel ils se sont habitués. »

La “route américaine”

Le projet de la route américaine, qui doit son nom à une route étroite abandonnée et partiellement construite par des entrepreneurs américains au début des années 1960, coûtera jusqu’à 250 millions de dollars, selon Khalil Tafkaji, directeur de l’unité cartographique du Centre d’études arabes de Jérusalem.

Le projet est mené par la Moriah Jerusalem Development Corporation, qui est liée à la municipalité, en partenariat avec le ministère israélien des Transports.

Tafkaji, qui est un expert de longue date en matière de planification des colonies, explique que le ministère des Transports a proposé le projet pour la première fois en 1994, en faisant valoir son importance sur le plan urbain, sécuritaire et économique.

En 1996, le plan du projet a été élaboré, et c’est à ce moment-là qu’il est apparu clairement que la municipalité prévoyait la construction d’une grande autoroute.

Afin de mettre en œuvre ce projet, environ 1.070 dunams de terre ont été confisqués dans les quartiers palestiniens de Sur Baher, al-Sawahra, Jabal al-Mukaber, Jabal al-Zaytoon, Antara et al-Issawiya. 

Une fois achevée, la route reliera toutes les colonies situées à l’est de Jérusalem au centre-ville et à toutes les colonies situées à l’ouest de Jérusalem, facilitant ainsi les déplacements des colons des blocs de colonies de Maale Adumim, Kedar et Mitzpe Yeriho. 

La route américaine desservira également les colonies de Gush Etzion, Efrat et Jabal Abu Ghneim, facilitant ainsi leur déplacement vers le nord-est de Jérusalem afin de réduire la circulation dans le centre-ville, a déclaré Tafakji à MEE

Vue aérienne d’un pont en construction faisant partie de la route américaine dans le quartier de Sur Baher, le 10 mai 2020 (Reuters).

La route reliera les colonies situées à l’intérieur des frontières municipales à celles qui se trouvent à l’extérieur de celles-ci, dans le but de mettre en œuvre la vision israélienne d’un “Grand Jérusalem”, a-t-il ajouté. 

L’objectif, selon Tafkaji, est de modifier l’équilibre démographique en faveur des Israéliens en annexant ces colonies pour qu’elles fassent partie des frontières de la municipalité de Jérusalem.

Cela isolera les villes et villages palestiniens voisins et les encerclera de routes et de colonies de colons, tout en confisquant le peu qui reste de leurs terres pour construire ces routes.

Des lois “discriminatoires”

Au total, 132 bâtiments sont prêts à être démolis à Jabal al-Mukaber. Si 62 d’entre eux sont supprimés pour faire place à la nouvelle route, 70 autres doivent être démolis en vertu de la loi controversée de Kaminitz.

Dans le cas où ces démolitions seraient mises en œuvre, la population de Jabal al-Mukaber passerait du jour au lendemain de 38.000 à 20.000 habitants, selon Muhammad.

La loi Kaminitz, adoptée par la Knesset israélienne en 2017, donne aux autorités des pouvoirs accrus pour frapper les bâtiments sans permis en Israël et à Jérusalem-Est occupée, qui a été unilatéralement annexée par Tel Aviv en 1980, en violation du droit international. 

Bien que la loi ne cible aucun groupe spécifique, elle est considérée comme “discriminatoire” à l’égard des citoyens et résidents palestiniens, qui en subissent un impact disproportionné dans la réalité. 

Les Palestiniens la considèrent comme un moyen d’empêcher les constructions palestiniennes, de détruire des maisons et d’arrêter l’expansion urbaine.

Depuis l’adoption de la loi, les résidents disent qu’il y a eu une augmentation des sanctions administratives, sà hauteur de centaines de milliers de shekels, émises contre eux par les inspecteurs de la municipalité qui ont reçu des pouvoirs presque inconditionnels pour le faire.  

Les inspecteurs peuvent émettre de telles violations sans avoir besoin d’obtenir l’autorisation du tribunal, qui a également vu ses pouvoirs de geler les démolitions réduits. 

Cette loi a essentiellement réduit à néant toutes les voies juridiques possibles pour contester ou reporter la démolition de toute maison construite après 2017.

Les habitants de Jabal al-Mukaber sont coincés entre le marteau et l’enclume, et après avoir épuisé toutes les voies de recours et de protestation, ils semblent en avoir assez.

Depuis janvier, ils organisent des rassemblements hebdomadaires devant la municipalité pour demander l’arrêt des démolitions.

Mais depuis que les manifestations ont commencé, la municipalité a répondu en intensifiant les démolitions, a déclaré Muhammad. Cette année, huit bâtiments ont été détruits jusqu’à présent, alors que 170 familles supplémentaires attendent dans la crainte du sort de leurs maisons. 

« Je me sens enchaîné »

Malgré tous les obstacles mis en place par les autorités israéliennes et les démolitions qu’il a subies, Khaled n’a jamais renoncé.

En 2020, il a construit une autre maison pour son fils Laith. Cette fois, il a été obligé de la démolir lui-même avant la fin de l’année pour éviter des amendes exorbitantes en plus de la démolition par la municipalité s’il ne l’avait pas fait lui-même.

Maintenant, il s’accroche à la seule maison qui lui reste, qui a également reçu un ordre de démolition. L’idée de partir lui est « insupportable », a-t-il confié à MEE

La route menace plus de 200 personnes de la famille Bashir qui vivent sur leurs terres à Jabal al-Mukaber.

À quelques mètres seulement du domicile de Khaled se trouve la maison de Nabil Bashir, qui est également vouée à la démolition pour la même raison. Une démolition qui entraînerait le déplacement de ses sept habitants. 

Khaled Bashir a vu deux de ses maisons familiales démolies par les autorités israéliennes au fil des ans. (MEE/Aseel Jundi)

Nabil, 51 ans, a construit sa maison en 1992 et a depuis payé jusqu’à 100.000 shekels israéliens (30.867 dollars) d’amendes pour avoir construit sans permis.

Il a dépensé 100.000 shekels supplémentaires pour payer des architectes afin qu’ils établissent un plan du terrain conforme à la réglementation pour obtenir un permis de construire – en vain.

Avec ses frères, Nabil possède quatre dounams de terrain que la municipalité déclare impropres à la construction. Les frères possèdent cinq dounams de terrain dans une autre zone. Là, la municipalité affirme que seuls 100 mètres sont constructibles.

« Je me sens enchaîné », a déclaré Nabil, décriant ses options limitées face aux politiques d’Israël.

« Je ne suis pas en mesure de fournir un toit à mes fils, ils sont maintenant menacés d’expulsion forcée à tout moment. Tout cela parce qu’ils veulent construire une autoroute pour les colons sur nos terres. »

Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR

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