Du régime militaire à l’annexion civile : la bureaucratie israélienne de l’occupation en Cisjordanie

Youssef Mnaili, 20 avril 2025.- Depuis 1967, l’occupation de la Cisjordanie par Israël repose sur une architecture administrative aussi dense qu’opaque. Conçue au départ comme un régime militaire « provisoire », elle a progressivement été colonisée de l’intérieur par des acteurs civils, jusqu’à connaître une mutation structurelle profonde. Ce que nous observons aujourd’hui, notamment sous le gouvernement israélien actuel, n’est plus une occupation au sens juridique traditionnel du terme, mais une annexion rampante qui prend les traits d’une gouvernance civile de plus en plus assumée. Cette annexion ne se fait pas avec des déclarations politiques solennelles, mais par un glissement bureaucratique prolongé, appuyé par des dispositifs juridiques, des transferts de compétences, et la capture progressive de l’appareil d’État par le mouvement des colons.

Des colons israéliens tirent sur des Palestiniens (invisibles) tandis qu’un soldat israélien (à gauche) se tient à l’écart lors d’affrontements à Huwara en Cisjordanie occupée, le 13 octobre 2022. (Photo par Oren Ziv / Activestills Collective)

L’occupation : une fiction juridique en déséquilibre

Le droit international humanitaire définit l’occupation comme une situation temporaire. La Quatrième Convention de Genève de 1949 impose à la puissance occupante de respecter le statu quo territorial et d’assurer la protection de la population civile occupée. Il s’agit d’un régime d’exception qui interdit toute modification permanente du territoire, en particulier l’implantation de la population civile de la puissance occupante sur la terre conquise.

Or, la situation en Cisjordanie déroge à ces principes de façon flagrante. Depuis plus de cinquante ans, Israël a implanté près de 700 000 colons en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Ces derniers bénéficient du droit civil israélien, alors que les Palestiniens sont toujours régis par la loi militaire. Cette asymétrie produit une dualité juridique qui n’a rien de temporaire. Elle incarne une logique de stratification raciale et de gouvernance ségrégative qui contredit le principe même d’occupation selon le droit international.

De l’ordre militaire à l’ordre civil : mutations bureaucratiques

La gestion de la Cisjordanie par Israël commence en 1967 avec l’établissement d’un commandement militaire. Un décret fondateur attribue au commandant en chef des forces israéliennes un pouvoir absolu sur le territoire occupé. Ce dernier peut légiférer, gouverner, nommer, et désigner les autorités locales. Cette centralisation est compatible avec le droit international, tant qu’elle reste une expression d’un contrôle militaire provisoire.

Pour mettre en œuvre cette gouvernance, Israël met en place une structure spécifique : la COGAT, la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires, en charge des affaires civiles, tandis que l’armée assure la sécurité. Ce dispositif semble, à première vue, respecter les règles du droit international. Mais très vite, des fonctionnaires issus de ministères israéliens sont détachés en Cisjordanie. Répondant à une double hiérarchie (leur ministère d’origine et le commandement militaire), ils introduisent une logique hybride dans l’appareil d’occupation. 

Ce modèle hybride montre rapidement ses limites : le personnel est insuffisant, les détachements impopulaires, les compétences linguistiques (notamment arabophones) manquent, et les conflits hiérarchiques abondent. C’est dans ce vide bureaucratique que les colons, dès les années 1980, vont s’infiltrer et progressivement prendre le contrôle de pans entiers de cette administration.

Colonisation et capture de l’administration

Bien que la colonisation de la Cisjordanie ait commencé quelques semaines après la guerre de 1967, c’est véritablement après la guerre de 1973 que le mouvement Gush Emunim, porté par une vision messianique, donne une impulsion nouvelle à l’expansion coloniale. L’arrivée du Likoud au pouvoir en 1977 accentue ce tournant. Deux événements créent cependant des tensions entre les colons et l’Etat israélien : l’affaire Elon Moreh (1979), où la Cour suprême israélienne ordonne le démantèlement d’une colonie jugée illégale, et le retrait du Sinaï consécutif aux accords de Camp David (1979-1982). Face à ces revers, les colons adoptent deux stratégies : la radicalisation et l’infiltration bureaucratique.

En 1981, deux ordres militaires fondamentaux vont opérer une transformation silencieuse. Le premier accorde aux colonies un statut juridique particulier : elles deviennent des enclaves régies par la loi israélienne. Le second confère aux conseils locaux de colons des pouvoirs équivalents à ceux des municipalités en Israël. En parallèle, l’Administration civile est créée pour renforcer le contrôle administratif sur la population palestinienne et contourner l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) par des élites coopératives, appelées les « ligues de villages ». Mais très rapidement, cette Administration devient un levier de pouvoir pour les colons eux-mêmes.

Ce glissement est crucial : dans le domaine de la planification territoriale, les colons parviennent à prendre le contrôle du Conseil supérieur de planification, un organe décisif dans la déclaration des terres d’État, les expropriations, et la construction d’avant-postes.

Le basculement de 2022 : l’annexion par décret

Le gouvernement israélien formé fin 2022, dominé par l’extrême droite religieuse, enclenche une nouvelle phase. Bezalel Smotrich, figure de proue du sionisme religieux, est nommé ministre des Finances et ministre supplémentaire au sein du ministère de la Défense, spécialement en charge de la Cisjordanie. Dans le protocole d’accord qu’il signe avec le ministre de la Défense Yoav Gallant, Smotrich acquiert de facto le contrôle de l’Administration civile et de la COGAT.

Ce transfert de compétences est inédit. Il met fin à la chaîne de commandement militaire en vigueur depuis 1967 et transfère des fonctions clés à une autorité civile, membre du gouvernement israélien. L’Administration civile devient un exécutant administratif ; sa stratégie est décidée par le ministère contrôlé par Smotrich.

Des colons israéliens dans la colonie de Havat Ma’aon, près de Hébron

La nomination de Hillel Roth comme vice-président civil de l’Administration civile parachève ce basculement. Roth, ancien cadre de l’ONG Honenu (qui soutient les auteurs d’actes de terrorisme juif), résident de colonies violentes comme Yitzhar, et proche de la yeshiva radicale Od Yosef Chai, une école talmudique, qui symbolise la fusion entre pouvoir administratif et projet messianique.

Annexion de jure et réalités nouvelles

Le transfert de pouvoir vers les civils change radicalement la nature de l’occupation. Tant que l’armée en était l’acteur formel, Israël pouvait maintenir la fiction juridique d’une occupation temporaire. Désormais, ce sont des représentants civils, membres du gouvernement, qui décident et mettent en œuvre la politique sur le terrain. Cela revient à gouverner directement un territoire que le droit international considère toujours comme occupé.

Cette nouvelle configuration a eu des effets immédiats. On observe une intensification des violences des colons, facilitée par l’absence de supervision militaire. L’expansion de la colonisation s’accélère : 43 nouveaux avant-postes ont été créés en 2023 contre une moyenne de 7 par an auparavant. Le budget alloué aux colonies a doublé, en pleine crise économique liée à la guerre. La planification est concentrée entre les mains de figures comme Roth, qui peuvent signer des ordres d’expropriation, de destruction, ou de régularisation de constructions illégales.

Une situation d’exception permanente

Ce que l’on observe aujourd’hui en Cisjordanie est une normalisation de l’exception. La gouvernance israélienne n’est plus militaire mais civile, plus provisoire mais permanente, plus dissimulée mais assumée. L’annexion n’a pas besoin d’être proclamée : elle est déjà là, dans les décrets, les nominations, les budgets et les bulldozers.

Ce basculement pose une question politique et morale centrale : que reste-t-il du droit international lorsqu’un régime d’occupation se transforme lentement en un gouvernement colonial de peuplement sans que la communauté internationale ne réagisse autrement que par des communiqués ?

Le cas de la Cisjordanie illustre non seulement l’effondrement d’une architecture juridique internationale, mais aussi l’efficacité d’une stratégie de colonisation par la bureaucratie. Une stratégie qui déplace les frontières sans les déclarer, qui gouverne sans reconnaître, et qui annexe sans le dire.

Source : YANNI

L’auteur : Youssef Mnaili est docteur en science politique de l’EUI (Institut Universitaire Européen), chercheur au WISER (Institute de l’Université du Witwatersrand, Afrique du Sud), et éditeur associé du journal Settler Colonial Studies.