Comment la « menace » iranienne a conduit à l’alliance israélo-arabe

Joseph Massad, 28 janvier 2022. Une grande campagne anti-palestinienne a été lancée la semaine dernière dans les médias et les réseaux sociaux du Golfe, déclenchée par la condamnation par les manifestants palestiniens de la guerre saoudo-émiratie en cours contre le Yémen. Les manifestants ont été accusés de soutenir l’Iran contre les Saoudiens plutôt que de se tenir aux côtés des victimes yéménites. Le Hamas a reculé et a condamné les slogans anti-saoudiens.

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Il y a plus de quatre décennies, le triomphe de la révolution iranienne a provoqué une onde de choc dans la péninsule arabique. Les familles dirigeantes dictatoriales des monarchies arabes, alliées subalternes du Shah pendant des décennies, se sentirent à juste titre menacées par la volonté populaire du peuple iranien.

Après avoir surmonté leurs propres mouvements ouvriers et luttes révolutionnaires des années 1950 au milieu des années 1970, et avec la défaite de la rébellion du Dhofar à Oman en 1976 et l’endiguement du Yémen du Sud, elles avaient espéré pouvoir enfin s’asseoir et se détendre. Mais ce ne fut pas le cas : les États du Golfe parrainèrent l’invasion de l’Iran par l’Irak pour mettre fin à la révolution, et ce faisant, ils ruinèrent l’Irak et sacrifièrent plus d’un million de vies pour préserver leurs trônes.

Pourtant, le problème auquel ils étaient confrontés n’était pas une menace militaire révolutionnaire iranienne, mais une bataille pour la légitimité dans le cœur et l’esprit des peuples arabes. Les familles pétrolières arabes au pouvoir avaient une double tâche : tenter de vaincre l’Iran militairement et s’assurer que la révolution ne devienne pas une source d’inspiration pour les Arabes vivant sous des régimes dictatoriaux rivalisant avec la dictature du Shah. De ce fait, ils ont cherché à déclarer l’Iran et sa révolution comme l’ennemi existentiel de tous les Arabes.

Le problème est que les Arabes ont déjà un ennemi existentiel dans l’État colonial d’Israël. Depuis les années 1950, les États-Unis ont essayé de forcer les peuples arabes à considérer l’Union soviétique comme leur principal ennemi, mais ils ont échoué lamentablement. L’Arabie saoudite, le chef de file du peloton, avait du pain sur la planche.

Un chemin long et tortueux

Parallèlement à l’invasion militaire de l’Irak, les Saoudiens entamèrent leurs initiatives politiques pour remplacer Israël par l’Iran comme principal ennemi de tous les Arabes. Cela impliquait de soutenir Israël en tant qu’ami des Arabes et, espéraient-ils, en tant qu’allié contre l’ennemi iranien, d’autant plus qu’Israël, comme les dictatures du Golfe, avait été un proche allié du Shah, ce qui lui avait valu, comme on pouvait s’y attendre, l’inimitié éternelle du régime révolutionnaire iranien.

La route était longue et tortueuse, mais les Saoudiens n’avaient guère le choix. C’est alors qu’intervint le plan de paix du prince héritier Fahd en 1981, qui promettait la reconnaissance arabe de la colonie juive à condition qu’elle se retire des territoires qu’elle a occupés en 1967 et qu’elle permette la création d’un État palestinien. On espérait ainsi mettre fin au statut d’Israël en tant que principal ennemi des Arabes.

Les Américains firent prudemment l’éloge du plan et le dirigeant palestinien de l’époque, Yasser Arafat, l’accueillit favorablement ; mais le président égyptien de l’époque, Anwar Sadat, le rejeta, car il ne tenait pas compte des accords de Camp David de 1978. Les Israéliens rejetèrent le plan eux aussi, tout en se félicitant de sa reconnaissance d’Israël.

Mais le plan de Fahd fut compromis par l’invasion et l’occupation israéliennes du Liban en 1982, qui entraînèrent la défaite de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et son expulsion du Liban. La même année, quelques jours avant que la Ligue arabe ne se réunisse au Maroc pour adopter le plan de Fahd, le président américain de l’époque, Ronald Reagan, publia son propre « plan de paix » qui, entre autres, rejetait le statut d’État palestinien. Israël le rejeta immédiatement.

Arafat, qui flirtait avec les États-Unis depuis le milieu des années 70 pour solliciter leur reconnaissance de l’OLP, se rendit à Amman en octobre 1982 pour des pourparlers sur la création d’une confédération jordano-palestinienne qui verrait le roi Hussein de Jordanie négocier avec les Américains à la demande des Palestiniens.

Arafat fut également chargé de ramener l’Égypte, qui avait été expulsée par la Ligue arabe pour s’être rendue à Israël dans le cadre d’une « paix séparée » à Camp David, dans le giron arabe, afin que tous les Arabes et Israël puissent s’unir contre le nouvel ennemi iranien. En route du Liban vers son nouvel exil en Tunisie en décembre 1983, Arafat fit une escale en Égypte et embrassa littéralement le président de l’époque, Hosni Moubarak.

Intransigeance israélienne

Ces efforts furent toutefois contrariés par l’intransigeance coloniale israélienne, les défis posés au compromis d’Arafat au sein de l’OLP, l’engagement inébranlable du roi Hussein envers le plan Reagan, l’Intifada palestinienne de 1987-1993 et la défaite militaire de l’Irak face à l’Iran en 1988. Aucune propagande anti-Iran ne put Israël de sa place légitime d’ennemi principal de tous les Arabes. 

Ruiné par la guerre qu’il avait lancée avec le soutien des régimes du Golfe qui l’ont abandonné après sa défaite, Saddam Hussein envahit le Koweït en août 1990. La puissance militaire de l’impérialisme américain et de ses alliés arabes s’est alors abattue sur lui, et les États-Unis et les Saoudiens en profitèrent pour tenter une nouvelle fois de normaliser Israël dans la région. Dans le sillage de la libération du Koweït en 1991, les États-Unis coparrainèrent la Conférence de paix de Madrid, et les Palestiniens ne furent autorisés à y participer que dans le cadre de la délégation jordanienne.

Madrid conduira bientôt à Oslo et à la transformation de l’OLP d’un mouvement de libération en un collaborateur de l’occupation israélienne, chargé par les Israéliens de réprimer la résistance palestinienne. En 2000, la résistance libanaise, dirigée par le Hezbollah, força les Israéliens à se retirer sans condition du sud du Liban, un triomphe sans précédent. Le fait que le Hezbollah soit un groupe chiite soutenu par l’Iran inquiéta davantage les Américains et les régimes arabes du Golfe. 

Cette évolution fut aggravée par l’invasion et l’occupation de l’Irak par les États-Unis en 2003, qui, au grand dam des Américains et des Saoudiens, entraîna l’émergence de courants irakiens pro-iraniens dans le pays et un rapprochement Irak-Iran. Une nouvelle campagne sectaire fut alors mise en place pour cibler non seulement l’Iran, mais tous les chiites comme ennemis des peuples arabes.

Le roi Abdallah II de Jordanie s’inquiéta en 2004 de la formation de ce qu’il a appelé un « croissant » chiite, s’étendant de l’Iran à l’Irak, la Syrie et le Liban. Lorsque les Israéliens attaquèrent le Liban en 2006 et furent battus à plates coutures par le Hezbollah, les Saoudiens devinrent fous de rage. La menace iranienne avait augmenté à pas de géant, mais Israël, et non l’Iran, restait le principal ennemi des Arabes. Tous les efforts saoudiens pour normaliser la situation en sacrifiant les droits des Palestiniens pendant des décennies semblaient avoir échoué. 

Messages fanatiques

La campagne sectaire s’est encore intensifiée après la défaite d’Israël au Liban en 2006, atteignant un crescendo avec la répression de la révolte syrienne de 2011 et la guerre sectaire qui s’en suivit, avec le soutien de l’Arabie saoudite et du Golfe. Le succès était à portée de main : les régimes du Golfe en vinrent à contrôler la grande majorité des médias imprimés et télévisés arabes, qui transmirent leur message partisan anti-chiite/anti-Iran et pro-Israël à grande échelle.

Cette situation culmina avec l’intensification des relations clandestines avec Israël, qui furent révélées au grand jour en 2019. Les conditions posées par le plan Fahd pour la reconnaissance arabe d’Israël, à savoir son retrait des territoires qu’il a occupés en 1967 et la création d’un État palestinien, furent abandonnées, et les relations purent s’ouvrir sans aucune condition.

Sous l’impulsion de l’administration Trump, puis soutenue par l’administration Biden, et avec le plein soutien de l’Union européenne, des alliances militaires et politiques avec Israël furent annoncées par les Émirats arabes unis, Bahreïn, et plus récemment le Maroc et le Soudan. L’ancien Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu déclara début 2019 que les pays arabes « s’asseyaient avec Israël pour faire avancer l’intérêt commun de la guerre contre l’Iran ». 

Le seul obstacle restant pour faire d’Israël l’ami et l’allié des Arabes était le peuple palestinien.

Le plan saoudien visant à faire d’Israël un ami et de l’Iran un ennemi a finalement réussi au niveau de l’État, mais aussi au sein de la nouvelle intelligentsia libérale et férue de médias sociaux en Arabie saoudite et dans les Émirats arabes unis, sans oublier la Jordanie, l’Égypte, le Liban et la communauté syrienne en exil.  

Les manifestants qui protestaient la semaine dernière à Gaza contre la guerre au Yémen ont bien compris l’alliance anti-palestinienne saoudo-israélienne. La réponse des militants anti-iraniens a été rapide et vise à diffuser un message direct et succinct, à savoir que seuls certains Palestiniens de Gaza sont les ennemis d’Israël et de ses alliés des régimes arabes – mais que l’Iran est l’ennemi de tous les Arabes.

Article original en anglais paru su Middle East Eye le 28 janvier 2022 / Traduction MR

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