Gaza et la mort du journalisme occidental

Mohamad Elmasry, 2 août 2024. Mercredi, l’armée israélienne a tué deux autres journalistes palestiniens à Gaza. Ismail al-Ghoul et Rami al-Rifi travaillaient lorsqu’ils ont été frappés par les forces israéliennes dans la ville de Gaza. Al-Ghoul, dont les reportages d’Al Jazeera étaient populaires auprès du public arabe, portait un gilet de presse au moment de sa mort.

Traduction littérale : “165 journalistes tués dans le ‘conflit israélo-palestinien‘* depuis le 7 octobre 2023. 1er août 2024. Sources : Local Government Media Office in Gaza, Committee to protect journalists, Palestinian Journalists Syndicate.”  (*guerre d’Israël contre le peuple palestinien, NdT)

Ces derniers meurtres portent le record mondial de journalistes tués par Israël à au moins 113 au cours du génocide actuel à Gaza, selon l’estimation la plus prudente (les sources ci-dessus font état d’un chiffre plus important, liste des noms à l’appui, NdT).

De mémoire récente, aucun autre conflit mondial n’a tué autant de journalistes.

Israël a une longue histoire de ciblage violent des journalistes ; le nombre total de morts à Gaza n’est donc pas nécessairement surprenant.

En fait, un article de 2023 du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a documenté une « tendance de plusieurs décennies » qui montre qu’Israël cible et tue des journalistes palestiniens.

Par exemple, une enquête de Human Rights Watch a révélé qu’Israël avait ciblé « des journalistes et des médias » à quatre reprises en 2012. Au cours de ces attaques, deux journalistes ont été tués et de nombreux autres blessés.

En 2019, une commission des Nations Unies a constaté qu’Israël avait « intentionnellement tiré » sur deux journalistes palestiniens en 2018, les tuant tous les deux.

Plus récemment, en 2022, Israël a abattu la journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh en Cisjordanie.

Israël a tenté de nier sa responsabilité, comme il le fait presque toujours après avoir commis une atrocité, mais les preuves vidéo, accablantes, l’ont contraint à admettre sa culpabilité.

Ni le soldat qui a tiré sur Abu Akleh, qui portait un gilet de presse et un casque de presse, n’a subi de conséquence pour son acte, ni aucun autre israélien impliqué dans les autres incidents visant des journalistes.

Le CPJ a suggéré que les forces de sécurité israéliennes bénéficient d’une « immunité quasi totale » dans les incidents d’attaques contre des journalistes.

Dans ce contexte plus large, le fait qu’Israël cible des journalistes pendant le génocide actuel n’est vraiment pas surprenant, ni inhabituel.

Cependant, ce qui est vraiment surprenant, et même choquant, c’est le silence relatif des journalistes occidentaux.

Bien qu’il y ait eu des reportages et de la sympathie en Amérique du Nord et en Europe, en particulier de la part d’organisations de surveillance comme le CPJ, il y a peu de solidarité journalistique et certainement rien qui se rapproche de l’indignation et du tollé généralisés face à la menace que les actions d’Israël représentent pour la liberté de la presse.

Pouvons-nous imaginer un instant quelle serait la réaction des journalistes occidentaux si les forces russes tuaient plus de 100 journalistes en Ukraine en moins d’un an ?

Même lorsque les médias occidentaux ont fait état de journalistes palestiniens tués depuis le début de la guerre actuelle, la couverture a eu tendance à donner le bénéfice du doute à Israël, présentant souvent les meurtres comme des victimes involontaires de la guerre moderne.

En outre, la dépendance écrasante du journalisme occidental aux sources pro-israéliennes a permis d’éviter les adjectifs et les condamnations acerbes.

En outre, la dépendance excessive aux sources pro-israéliennes a parfois rendu difficile de déterminer quelle partie au conflit était responsable de meurtres spécifiques.

Un cas unique ?

On pourrait supposer ici que les médias occidentaux ont simplement maintenu leur dévotion aux principes de détachement et de neutralité qui sont les valeurs de l’information occidentale.

Mais, dans d’autres situations, les journalistes occidentaux ont montré qu’ils étaient effectivement capables de faire du bruit et de faire preuve de solidarité.

L’assassinat de 12 journalistes de Charlie Hebdo en 2015 en est un bon exemple.

Après cette attaque, un véritable spectacle médiatique a suivi, avec l’ensemble de l’institution journalistique occidentale apparemment unie pour se concentrer sur l’événement.

En quelques semaines, des milliers de reportages ont été publiés, un hashtag de solidarité (« Je suis Charlie » ou « I am Charlie ») est devenu viral, et des déclarations et des sentiments de solidarité ont afflué de la part de journalistes, de médias et d’organisations occidentaux qui se consacrent aux principes de la liberté d’expression.

Par exemple, la Society of Professional Journalists des États-Unis a qualifié l’attaque contre Charlie Hebdo de « barbare » et de « tentative d’étouffement de la liberté de la presse ». Freedom House a émis des commentaires tout aussi sévères, qualifiant l’attaque d’« horrible » et soulignant qu’elle constituait une « menace directe pour le droit à la liberté d’expression ».

PEN America et la National Secular Society britannique ont décerné des prix à Charlie Hebdo et le Guardian Media Group a fait don d’une somme colossale à la publication.

Le silence et le calme relatifs des journalistes occidentaux face au meurtre d’au moins 100 journalistes palestiniens à Gaza sont particulièrement choquants si l’on considère le contexte plus large de la guerre d’Israël contre le journalisme, qui menace tous les journalistes.

En octobre, à peu près au moment où la guerre actuelle a commencé, Israël a déclaré aux agences de presse occidentales qu’il ne garantirait pas la sécurité des journalistes entrant à Gaza.

Depuis lors, Israël a maintenu une interdiction pour les journalistes internationaux, s’efforçant même de les empêcher d’entrer à Gaza pendant une brève pause dans les combats en novembre 2023.

Plus important encore, peut-être, Israël a utilisé son influence en Occident pour orienter et contrôler les récits des médias occidentaux sur la guerre.

Les médias occidentaux se sont souvent pliés aux tactiques de manipulation israéliennes.

Par exemple, alors que l’indignation mondiale contre Israël montait en décembre 2023, Israël a publié de fausses informations sur des viols massifs et systématiques de femmes israéliennes par des combattants palestiniens le 7 octobre.

Les médias occidentaux, dont le New York Times, se sont laissés avoir. Ils ont minimisé l’indignation croissante contre Israël et ont commencé à mettre en avant l’histoire du « viol systématique ».

Plus tard, en janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a émis des mesures provisoires contre Israël.

Israël a réagi presque immédiatement en lançant des accusations absurdes de terrorisme contre l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA).

Les médias occidentaux ont minimisé l’histoire des mesures provisoires, qui était très critique à l’égard d’Israël, et ont mis en lumière les allégations contre l’UNRWA, qui présentaient les Palestiniens sous un jour négatif.

Ces exemples et d’autres de manipulation israélienne des récits de l’actualité occidentale font partie d’un modèle d’influence plus large qui précède la guerre actuelle.

Une étude empirique a révélé qu’Israël programme régulièrement ses attaques, en particulier celles susceptibles de tuer des civils palestiniens, de manière à ce qu’elles soient ignorées ou minimisées par les médias US.

Au cours du génocide actuel, les médias occidentaux ont également eu tendance à ignorer le modèle général de censure des contenus pro-palestiniens sur les réseaux sociaux, un fait qui devrait inquiéter quiconque s’intéresse à la liberté d’expression.

Il est facile de pointer du doigt une poignée de reportages et d’enquêtes occidentaux qui ont critiqué certaines actions israéliennes pendant le génocide actuel.

Mais ces reportages ont été noyés dans une mer d’acquiescement aux récits israéliens et au cadrage général pro-israélien et anti-palestinien.

Plusieurs études, notamment des analyses du Centre for Media Monitoring et de l’Intercept, ont démontré de manière accablante la présence de reportages pro-israéliens et anti-palestiniens dans les médias occidentaux sur la guerre actuelle.

Le journalisme occidental est-il mort ?

De nombreux journalistes aux États-Unis et en Europe se positionnent comme des diseurs de vérité, des critiques du pouvoir et des chiens de garde.

Bien qu’ils reconnaissent des erreurs dans leurs reportages, les journalistes se considèrent souvent, ainsi que leurs organes de presse, comme des personnes qui s’efforcent à juste titre d’être justes, précis, exhaustifs, équilibrés, neutres et distants.

Mais c’est là le grand mythe du journalisme occidental.

De nombreux ouvrages universitaires suggèrent que les médias occidentaux sont loin d’être à la hauteur de leurs principes.

Mais la guerre d’Israël contre Gaza a encore davantage révélé l’aspect frauduleux des médias occidentaux.

À quelques exceptions près, les médias d’Amérique du Nord et d’Europe ont abandonné leurs principes et n’ont pas soutenu le fait que leurs collègues palestiniens soient pris pour cible et tués en masse.

Au milieu de cet échec spectaculaire et des recherches approfondies indiquant que les médias occidentaux sont bien loin de leurs idéaux, nous devons nous demander s’il est utile de continuer à entretenir le mythe de l’idéal journalistique occidental.

Le journalisme occidental, tel qu’on a pu l’imaginer, est-il mort ?

Article original en anglais sur Al Jazeera / Traduction MR

Mohamad Elmasry est professeur au programme d’études des médias à l’Institut d’études supérieures de Doha.