Israël déstabilise la Corne de l’Afrique

La logique qui justifie le siège et le génocide à Gaza est désormais exportée vers la Corne de l’Afrique.

Ahmed Eldin, 27 décembre 2025. Considérez l’étroite bande de mer où la mer Rouge rencontre la mer d’Arabie. Voyez la proximité du Somaliland avec le Yémen, les routes maritimes internationales, tout ce que l’on traduit aujourd’hui en termes de « sécurité » et de « stabilité ». La reconnaissance, dans ce cas précis, n’a rien à voir avec la découverte ou l’amitié. Elle ne concerne même pas le Somaliland.

Le détroit de Bab-el-Mandeb est un point de passage crucial reliant la mer Rouge (au canal de Suez/Méditerranée) et le golfe d’Aden (océan Indien), une voie vitale pour le commerce Europe-Asie, notamment pour le pétrole et le gaz, avec des voies majeures qui convergent à travers son étroite largeur de 20 miles, près de ports comme Djibouti, Aden et les îles Hanish.

Il s’agit de positionnement.

Lorsqu’Israël est devenu le premier pays au monde à reconnaître officiellement le Somaliland, le discours était familier. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Gideon Sa’ar, a présenté cette décision comme l’aboutissement d’une année de dialogue, annonçant des projets d’ambassadeurs, d’ambassades et de liens institutionnels dans de nombreux domaines. Le président du Somaliland, Muse Bihi Abdi, a salué cette décision comme un « moment historique », allant même jusqu’à se déclarer prêt à adhérer aux accords d’Abraham. On y parlait de partenariat, de prospérité et de paix régionale. Sur le papier, cela pourrait passer pour de la diplomatie. En réalité, c’est une domination sans déclaration.

Un État sécessionniste, perçu de manière sélective

Depuis des décennies, le Somaliland se présente comme une exception dans la Corne de l’Afrique. L’ordre règne là où règne le chaos. Des élections se tiennent là où d’autres échouent. Une bureaucratie fonctionne là où l’État a souvent été synonyme d’absence. Il possède sa propre monnaie, son propre drapeau, son propre parlement et un bilan électoral dont ses dirigeants s’enorgueillissent. Mais une stabilité ou un fonctionnement supérieur au reste de la Somalie ne signifie pas un consentement collectif à la sécession. La stabilité ne saurait non plus primer sur le droit international ni sur le consensus africain concernant la préservation des frontières héritées.

Les régions orientales du Somaliland restent disputées par des communautés qui rejettent le projet séparatiste centré sur Hargeisa. Le droit international, le consensus africain et toutes les grandes institutions multilatérales continuent de reconnaître le Somaliland comme faisant partie intégrante de la Somalie. L’Afrique postcoloniale a opté pour le principe des frontières héritées car leur redécoupage, surtout sous pression extérieure, a rarement abouti à la paix. Au contraire, il a engendré des seigneurs de guerre, des conflits par procuration et une instabilité permanente maquillée sous le couvert de l’autodétermination.

L’Union africaine a rapidement réaffirmé son engagement indéfectible envers l’unité et l’intégrité territoriale de la Somalie. L’Égypte et la Turquie ont condamné la décision d’Israël, la qualifiant d’ingérence illégale. L’Arabie saoudite est allée plus loin, avertissant que la reconnaissance du Somaliland violait le droit international et portait atteinte à la souveraineté de la Somalie. À Mogadiscio, le bureau du Premier ministre somalien a déclaré que le Somaliland était une partie intégrante de l’État somalien.

Pourquoi maintenant ?

Pour comprendre ce contexte, il faut élargir la perspective au-delà du Somaliland.

Quelques jours avant l’annonce d’Israël, la Turquie et la Somalie ont finalisé un vaste accord sur les droits de pêche et la sécurité maritime dans les eaux somaliennes. Ankara renforce sa présence en Somalie depuis plus d’une décennie, en formant les forces de sécurité, en reconstruisant les infrastructures, en exploitant le port de Mogadiscio et en y installant sa plus grande base militaire à l’étranger.

L’année dernière, la Turquie a déployé le navire de recherche sismique Oruç Reis depuis Mogadiscio pour effectuer des levés sismiques 3D au large des côtes somaliennes. Selon plusieurs sources turques et somaliennes, ces levés ont révélé la présence de gisements de pétrole en mer.

La Somalie et la Turquie ont lancé le navire de recherche sismique Oruc Reis au port de Mogadiscio pour mener une étude sismique 3D en vue de l’exploration pétrolière dans les eaux somaliennes.

Une annonce publique conjointe était en préparation, mais la reconnaissance du Somaliland par Israël a soudainement interrompu les festivités, détournant l’attention et les ressources ailleurs. Ce n’était pas un hasard. C’était un déplacement.

Pour la Turquie, la Somalie représente un partenariat souverain et un investissement à long terme. Pour les Émirats arabes unis, elle se réduit à une simple fonction : un site portuaire et militaire, un moyen de contourner leurs rivaux. Et pour Israël, le Somaliland représente quelque chose d’encore plus petit : la proximité.

La carte, expliquée clairement

Mark Dubowitz a exhorté les sceptiques sur X à « regarder la carte » pour comprendre comment la géographie est instrumentalisée, et comment la reconnaissance fait le ménage.

Trad.: À ceux qui se moquent des raisons pour lesquelles Israël s’engagerait au Somaliland : regardez la carte. Le Somaliland est situé sur le golfe d’Aden, à proximité du détroit de Bab el-Mandeb, un point de passage stratégique pour le commerce et l’énergie mondiaux. De l’autre côté du détroit, les Houthis, soutenus par l’Iran, bombardent Israël et ses navires. Le Somaliland offre stabilité, ports, accès aux services de renseignement et une plateforme non iranienne sur la mer Rouge. C’est une raison similaire qui explique la présence d’une base militaire américaine à Djibouti.

Des bases avant les frontières

Des analystes israéliens ont été clairs : un rapport de l’Institut israélien d’études de sécurité nationale décrit le Somaliland comme une base avancée potentielle pour surveiller les activités des Houthis, soutenir le gouvernement yéménite internationalement reconnu et permettre des opérations directes.

Le Somaliland abrite déjà une importante base militaire à Berbera, exploitée par le plus proche allié régional d’Israël, les Émirats arabes unis. Cette base est dotée d’un port et d’une piste d’atterrissage pouvant accueillir des avions de chasse et de transport. Il est de notoriété publique que cette base est liée à la campagne des Émirats arabes unis au Yémen.

Les Émirats arabes unis, architectes discrets

À Mogadiscio, la décision d’Israël est de plus en plus perçue comme l’aboutissement d’un processus orchestré par Abou Dhabi des mois à l’avance.

Selon des sources proches du gouvernement somalien, des responsables ont fait pression sur le président Hassan Cheikh Mohammed pour qu’il réagisse fermement, notamment en envisageant de fermer l’espace aérien somalien aux Émirats arabes unis et de démanteler la base de Bosaso, qui servirait, selon certaines sources, au transport de mercenaires et d’armes liés à la guerre au Soudan.

Nous avons ensuite reçu des signaux diplomatiques confirmant ces informations. L’ambassadeur des Émirats arabes unis a quitté Mogadiscio sans explication.

Parallèlement, dans le sud du Yémen, des forces séparatistes soutenues par les Émirats arabes unis se sont affrontées avec des unités alignées sur l’Arabie saoudite dans le Hadramaout, provoquant des frappes aériennes saoudiennes. La réponse d’Abou Dhabi a été formulée avec précaution, privilégiant les engagements généraux en faveur de la stabilité et passant sous silence le séparatisme.

Un détour nécessaire : la Palestine

On ne peut raconter cette histoire honnêtement sans évoquer Gaza.

Alors même qu’Israël étend sa reconnaissance internationale, il continue de nier toute reconnaissance, et toute existence politique fondamentale, aux Palestiniens vivant sous occupation.

Pour les Palestiniens, le déplacement forcé n’est pas un débat politique, mais une histoire familiale profondément enracinée dans les noms, les clés, les villages qui n’existent plus que dans les mémoires.

C’est pourquoi les informations suggérant que le Somaliland pourrait un jour servir de dépotoir pour les Palestiniens expulsés de force de Gaza sont si alarmantes. Il y a quelques mois, le journaliste Kit Klarenberg alertait dans The Cradle sur le fait que des discussions israéliennes avaient déjà identifié une ancienne colonie britannique, au statut international fragile, comme lieu d’envoi potentiel des Palestiniens, précisément parce que leur expulsion susciterait beaucoup moins d’indignation internationale.

Sans surprise, ce sont les États-Unis qui tirent les ficelles. Le Projet 2025, programme conservateur censé guider une grande partie de la doctrine de Donald Trump pour un second mandat, préconisait explicitement la reconnaissance du Somaliland comme rempart contre la détérioration de la position américaine à Djibouti, où l’influence chinoise s’est accrue.

En août, le sénateur Ted Cruz a exhorté Trump à reconnaître le Somaliland, citant son soutien à Israël et aux accords d’Abraham. Cependant, à Washington, on craint toujours qu’une telle décision ne compromette la coopération militaire américaine avec la Somalie, où les forces américaines participent à la lutte contre al-Shabaab.

Le chef druze libanais Walid Joumblatt a averti que la coordination arabo-israélienne vise à encercler l’Arabie saoudite, à semer le chaos au Soudan et à progresser vers les frontières sud de l’Égypte, écrivant : « Ce n’est plus un secret : un État arabe entretient des liens privilégiés avec Israël, dans le but d’encercler l’Arabie saoudite via le Hadramaout et de semer le chaos au Soudan, pour atteindre les frontières sud de l’Égypte. »

L’ancien ministre tunisien des Affaires étrangères a qualifié la reconnaissance du Somaliland de manœuvre orchestrée par les Émirats arabes unis pour garantir à Israël une base capable de frapper le Yémen.

Nous avons déjà vu cela. Le Soudan du Sud fut jadis célébré comme un triomphe de la reconnaissance. Aujourd’hui, il sert d’exemple édifiant d’une souveraineté accordée sans stabilité et de frontières validées sans paix.

Le Somaliland risque désormais de devenir un autre État de moindre importance dont la souveraineté est conditionnelle. Reconnu non pas parce que son peuple le réclamait, mais parce que sa situation géographique s’avérait utile.

Retour aux sources

Ce qui se déroule dans la Corne de l’Afrique est indissociable de la guerre menée par Israël contre Gaza. La même logique qui rend la vie palestinienne jetable, mobile et indéfiniment contrôlable se met désormais en œuvre au-delà des frontières palestiniennes, traduite en langage de ports, de bases, de reconnaissance et de « stabilité régionale ».

L’occupation ne se manifeste pas toujours comme telle. Elle ne s’installe pas systématiquement par des murs et des points de contrôle. Parfois, elle se présente sous forme de reconnaissance. Parfois sous forme de partenariat. Parfois par l’ancrage profond d’Israël dans les économies arabes, avec des milliards d’échanges commerciaux bilatéraux ; des entreprises israéliennes actives dans les technologies, la cybersécurité, la fintech, l’agritech, la healthtech et l’IA ; avec des coentreprises soutenues par des capitaux du Golfe.

Gaza illustre clairement les enjeux et révèle ce que le projet du Grand Israël exige en fin de compte : un contrôle sans responsabilité, une expansion sans conséquences et un ordre régional où la vie arabe est administrée plutôt que respectée. Le Somaliland n’échappe pas à cette logique.

Ceux qui rendent ce système possible, par leur silence ou leur complicité, n’y sont pas de simples figurants. Ils en sont essentiels. La même vision du monde qui justifie le siège, la famine et les déplacements massifs de population à Gaza est celle qui fait de la Corne de l’Afrique un terrain à réaménager, à exploiter et à absorber.

Regardez à nouveau la carte

À Bab el-Mandeb, où la mer Rouge se rétrécit et où le commerce mondial ralentit, la reconnaissance est devenue un instrument de pouvoir. On trace des lignes non pas pour corriger l’injustice, mais pour l’étendre. Il ne s’agit pas de stabiliser la région, mais de la discipliner.

La reconnaissance du Somaliland par Israël ne restera pas dans les mémoires comme un acte diplomatique. Elle sera perçue comme une infrastructure, un élément d’une vaste architecture de domination s’étendant de Gaza à la mer Rouge, soutenue par ceux qui ont pris la proximité avec le pouvoir pour un isolement sans conséquences.

Les cartes ne nous indiquent pas simplement où nous sommes.

Elles nous montrent jusqu’où l’occupation est prête à aller.

Article original en anglais sur Out Loud / Traduction MR