Partager la publication "Lettre ouverte de Rashid Khalidi : « J’ai passé des décennies à Columbia. J’annule mon cours d’automne en raison de l’accord avec Trump »"
Cet article a été publié par le Dr Rashid Khalidi, professeur émérite détenteur de la chaire Edward Saïd et directeur du département du Moyen-Orient à l’université Columbia et auteur de « La Guerre de Cent Ans contre la Palestine », dans The Guardian.
Rashid Khalidi, le 1er août 2025.
Cher Monsieur Shipman, Président par intérim,
Je vous écris une lettre ouverte car vous avez jugé bon de communiquer les récentes décisions du conseil d’administration et de l’administration de manière similaire.
Ces décisions, prises en étroite collaboration avec l’administration Trump, m’empêchent d’enseigner l’histoire moderne du Moyen-Orient, domaine de mes recherches et de mon enseignement depuis plus de 50 ans, dont 23 à Columbia. Bien que retraité, je devais donner un cours magistral important sur ce sujet à l’automne en tant que « conférencier spécial », mais je ne peux le faire compte tenu des conditions que Columbia a acceptées en capitulant devant l’administration Trump en juin.
Plus précisément, il est impossible d’enseigner ce cours (et bien d’autres) compte tenu de l’adoption par Columbia de la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Cette définition confond délibérément, de manière mensongère et fallacieuse, judéité et Israël, de sorte que toute critique d’Israël, ou même toute description de la politique israélienne, devient une critique des juifs. Invoquant son potentiel effet dissuasif, le professeur Kenneth Stern, co-auteur de la définition de l’IHRA, a réfuté son utilisation actuelle. Pourtant, Columbia a annoncé qu’elle servirait de guide dans les procédures disciplinaires.
Selon cette définition de l’antisémitisme, qui confond absurdement la critique d’un État-nation, Israël, et d’une idéologie politique, le sionisme, avec le mal ancien de la haine des juifs, il est impossible d’enseigner en toute honnêteté des sujets tels que l’histoire de la création d’Israël et la Nakba palestinienne en cours, culminant avec le génocide perpétré par Israël à Gaza avec la connivence et le soutien des États-Unis et d’une grande partie de l’Europe occidentale.
Le génocide arménien, la nature des monarchies absolues et des dictatures militaires qui affligent la majeure partie du monde arabe, la théocratie antidémocratique en Iran, le régime dictatorial naissant en Turquie, le fanatisme du wahhabisme : tous ces sujets font l’objet d’une analyse détaillée dans mes cours et mes lectures. Cependant, une simple description du caractère discriminatoire de la loi israélienne de 2018 sur l’État-nation – qui stipule que seul le peuple juif a le droit à l’autodétermination en Israël, dont la moitié des sujets sont Palestiniens – ou du caractère apartheid de son contrôle sur des millions de Palestiniens sous occupation militaire depuis 58 ans serait impossible dans un cours d’histoire du Moyen-Orient, selon la définition de l’antisémitisme de l’IHRA.
Ce ne sont pas seulement la liberté académique et la liberté d’expression des professeurs qui sont bafouées par la capitulation de Columbia face au diktat de Trump. Les assistants d’enseignement seront sérieusement limités dans leurs interventions, tout comme les étudiants dans leurs questions et discussions, par la crainte constante que des informateurs ne les dénoncent au redoutable appareil que Columbia a mis en place pour punir les propos critiques envers Israël et réprimer les prétendues discriminations – qui, à ce stade de l’histoire, se résume presque invariablement à une simple opposition à ce génocide. Des dizaines d’étudiants et de nombreux professeurs ont été soumis à ces tribunaux fantoches ; des étudiants comme Mahmoud Khalil ont été arrachés de leur logement universitaire, et Columbia a maintenant promis de rendre ce système répressif encore plus draconien et opaque.
Vous avez affirmé qu’aucune « ligne rouge » n’avait été franchie par ces décisions. Cependant, Columbia a nommé un vice-recteur initialement chargé de surveiller les études moyen-orientales, et a ordonné que les professeurs et le personnel se soumettent à des « formations » sur l’antisémitisme dispensées par des organisations telles que l’Anti-Defamation League, pour qui pratiquement toute critique du sionisme ou d’Israël est antisémite, et le Projet Shema, dont les formations associent de nombreuses critiques antisionistes à l’antisémitisme. L’université a accepté un observateur « indépendant » du « respect » du comportement des professeurs et des étudiants, issu d’une entreprise qui a organisé en juin 2025 un événement en l’honneur d’Israël. Selon l’accord conclu entre Columbia et l’administration Trump, ce « moniteur » aura accès en temps opportun à toutes les personnes concernées par l’Accord, visitera les installations, les formations, les transcriptions des réunions et des audiences disciplinaires liées à l’Accord et procédera à des évaluations. Les salles de classe ne sont clairement PAS exclues des visites possibles de ces personnes externes non universitaires.
L’idée que l’enseignement, les programmes et les travaux de certains des universitaires les plus éminents dans leur domaine soient contrôlés par un tel vice-recteur, de tels « formateurs » ou un observateur externe d’une telle entreprise est odieuse. Elle constitue l’antithèse de la liberté académique dont vous avez prétendu, de manière fallacieuse, qu’elle ne sera pas violée par cette capitulation honteuse.
L’idée que l’enseignement, les programmes et les travaux de certains des universitaires les plus éminents dans leur domaine soient contrôlés par un tel vice-recteur, de tels « formateurs » ou un observateur extérieur d’une telle entreprise est odieuse. Elle constitue l’antithèse de la liberté académique dont vous avez prétendu, de manière fallacieuse, qu’elle ne sera pas violée par cette capitulation honteuse face aux forces anti-intellectuelles qui animent l’administration Trump.
Je regrette profondément que les décisions de Columbia m’aient obligé à priver les près de 300 étudiants inscrits à ce cours populaire – comme des centaines d’autres l’ont fait depuis plus de deux décennies – de la chance d’apprendre l’histoire du Moyen-Orient moderne cet automne. Bien que je ne puisse rien faire pour les dédommager pleinement de les avoir privés de la possibilité de suivre ce cours, je prévois d’offrir une série de conférences publiques à New York axées sur certaines parties de ce cours, qui seront diffusées en streaming et disponibles pour un visionnage ultérieur. Les recettes, le cas échéant, seront reversées aux universités de Gaza, chacune d’elles ayant été détruite par Israël avec des munitions américaines, un crime de guerre dont ni Columbia ni aucune autre université américaine n’a jugé bon de parler.
La capitulation de Columbia a transformé une université autrefois un lieu de libre recherche et d’apprentissage en l’ombre d’elle-même, une anti-université, une zone de sécurité clôturée avec des contrôles d’entrée électroniques, un lieu de peur et de dégoût, où professeurs et étudiants se voient dicter d’en haut ce qu’ils peuvent enseigner et dire, sous peine de sanctions sévères. De manière honteuse, tout cela sert à dissimuler l’un des plus grands crimes de ce siècle : le génocide en cours à Gaza, un crime dont la direction de Columbia est désormais pleinement complice.
Rashid Khalidi
Article original en anglais sur Quds News Network / Traduction MR