Partager la publication "« No other land » : Victoire cinématographique ou reproduction d’une hégémonie coloniale ?"
Masar Badil, 3 mars 2025. Le documentaire « No Other Land » (Pas d’autre terre) a remporté l’Oscar (Academy Award) du meilleur film documentaire et certains estiment qu’il s’agit d’une victoire de la cause palestinienne sur la scène cinématographique mondiale.
Toutefois, lorsque nous examinons les détails du film et son contenu, il est évident qu’il ne s’agit nullement d’une victoire pour le narratif palestinien, mais bien pour celui de la « coopération » et de la normalisation par l’entremise du personnage du metteur en scène « israélien » Yuval Abraham qui, de par sa position au sein du système occidental et sioniste, a accordé au film la légitimité perçue nécessaire pour atteindre la plate-forme des Oscars.
Bien qu’il se définisse lui-même comme un défenseur des droits palestiniens sous l’une ou l’autre forme, Yuval Abraham continue de faire partie du système colonial qui a produit la Nakba et le déplacement, l’occupation et la colonisation de peuplement qui l’ont suivie. Ce metteur en scène vit sur des terres confisquées dont la population autochtone palestinienne a été déplacée et, aujourd’hui, il vient nous raconter son histoire comme s’il était un médiateur neutre qui donne de la voix à sa « souffrance » dans le cadre d’expression autorisé par les institutions culturelles occidentales.
Mais de quel genre d’histoire s’agit-il ? Il s’agit d’un récit portant sa propre signature, et non celle de Palestiniens en particulier. Et c’est ici que réside le fond du problème : ce n’est pas le Palestinien qui raconte sa souffrance et sa résistance en tant que principal protagoniste, mais l’Israélien qui lui accorde une légitimité d’existence à l’intérieur de l’espace cinématographique occidental. Cela reflète clairement la façon dont la question palestinienne est traitée selon une perspective coloniale, même dans le contexte d’une solidarité proclamée. Le Palestinien est toujours décrit comme une victime qui a besoin de quelqu’un qui puisse le définir et traduire sa souffrance en un langage susceptible d’être compris de l’Occident, et ce langage ne peut être que celui du colonisateur en personne.
Dans son discours prononcé lors de la remise de la récompense, Yuval Abraham a dénoncé les actions de la résistance, le 7 octobre 2023, comme si elles constituaient le début de la tragédie palestinienne, tout en ignorant le fait que la catastrophe palestinienne dure en réalité depuis 75 ans. Abraham n’a mentionné ni la Nakba, ni le colonialisme de peuplement, il n’a pas donné son nom au génocide et n’a pas abordé non plus la déportation qui a cours actuellement.
En lieu et place, il a semblé mettre sur un pied d’égalité l’occupation et la résistance à l’occupation, adoptant ainsi un vague discours libéral qui rejette les formes les plus visibles du nettoyage ethnique sans aucunement faire allusion à ses racines. Ce discours satisfait l’establishment occidental, qui adopte la version disant que « les deux camps sont coupables », mais qui ne représente en aucun cas le véritable discours palestinien. Au lieu de cela, il le déforme et le reproduit sous un angle qui ne dérange pas le système qui a décerné son prix au film.
Soyons honnêtes : « No Other Land » n’est pas une victoire, mais une reproduction de la domination dans laquelle le Palestinien reste le sujet du discours et non son maître, son auteur. Si le film avait été simplement palestinien, il n’aurait pas accédé aux Oscars si facilement. Ceci n’est nullement une exagération, mais un fait qui peut être prouvé en comparant la façon dont l’Académie traite les films palestiniens qui ne portent pas une signature israélienne. Des dizaines de films palestiniens traitant de massacres, de démolitions et de déportations ne bénéficient pas de cette appréciation parce qu’ils ne proposent pas « le discours approprié », le discours qui pourrait formuler la tragédie palestinienne d’une façon qui ne défierait pas le système occidental mais qui serait plutôt en ligne avec ce même système.
Ce qui est plus surprenant encore que la récompense même, c’est le discours déformé qui a accompagné sa célébration. Certains Palestiniens et Arabes ont célébré cette victoire comme si c’était une victoire de la cause, ignorant le fait que le discours palestinien n’était pas présenté ici selon ses propres termes (ceux du coréalisateur Basil Adra), mais selon ceux de son narrateur israélien.
Comment peut-on célébrer un film qui ne confère pas aux Palestiniens l’autorité de raconter et de définir leur véritable contexte historique et politique, mais qui met plutôt en exergue la vision du « sympathisant » israélien qui détermine lui-même ce qui peut être dit et ce qui ne peut l’être ?
Accepter ce prix comme une victoire pour la cause palestinienne revient à accepter la marginalisation continue de la voix palestinienne et le confinement continu de notre discours dans des structures acceptables par le colonisateur. « No Other Land » n’est pas une victoire, mais une reproduction de la domination, où le Palestinien reste le sujet du discours, et non son propriétaire.
Article publié en anglais le 3 mars sur Masar Badil
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine