La vérité qu’ils ne veulent pas montrer

Dr Ezzideen, Gaza, 29 janvier 2025. Les bus étaient peints aux couleurs de l’espoir, leurs fenêtres encadraient des visages qui avaient oublié comment sourire. Ils arrivèrent aux portes de la ville de Gaza comme des bateaux rentrant dans un port qui ne se souvenait plus de la mer. Les caméras captèrent tout : les larmes coulaient comme les premières pluies du printemps, les drapeaux ondulaient comme s’ils pouvaient projeter des ombres sur un ciel trop fatigué pour la lumière. C’était un beau mensonge, cet instant. Un instant qui ne dura que le temps d’un déclic.

Au-delà des portes, personne ne suivait. Le monde, satisfait de son bouquet de joie fugace, tournait à nouveau le dos. Mais l’histoire ne faisait que commencer.

Ce matin, j’étais assis dans un bus, partageant le voyage avec une famille. Le père était assis, raide, les mains posées sur un paquet de couvertures attachées ensemble par une corde effilochée. Sa femme serrait un petit sac de vêtements, comme s’il contenait la totalité de leur existence. Leurs enfants étaient assis en silence, non pas dans le calme de la paix, mais dans le silence appris de ceux qui savent que leur voix n’a pas d’importance.

Au début, je pensais qu’ils allaient saluer des proches parmi la foule qui revenait. Mais l’odeur de cendre persistait sur leurs vêtements et le vide dans leurs yeux me disait le contraire. Rassemblant mon courage, j’ai demandé à l’homme où ils allaient.

« Pas accueillir quiconque », a-t-il dit doucement, la voix lourde de trop de mots non prononcés. « Nous partons à nouveau. »

Il y a deux jours, ils ont brûlé leur tente. Les flammes se sont élevées comme une prière, consumant non seulement le tissu mais aussi les souvenirs qu’elle contenait : les nuits de peur sous un ciel éclairé par le feu, les jours passés à compter les rations qui les maintenaient attachés à la vie. Ils ont jeté les vêtements qu’ils avaient portés pendant ces mois, comme s’ils se débarrassaient d’une seconde peau qu’ils ne supportaient plus de porter.

« Nous voulions tout effacer », a dit l’homme. Mais la guerre, tel un fantôme implacable, ne leur a pas permis d’oublier.

Hier, ils ont atteint le camp de Jabalia. Les enfants couraient devant, soulevant de leurs pieds la poussière des rues depuis longtemps perdues, à la recherche des points de repère que leurs parents avaient décrits dans les histoires du soir : « C’est ici que se trouvait notre maison, c’est ici que poussait l’olivier. » Mais il n’y avait pas de points de repère, pas d’arbres, pas de rues. Seulement une étendue infinie de ruines, où les maisons s’étaient repliées sur elles-mêmes comme des ailes brisées et où la terre avait avalé ses propres routes.

L’homme m’a dit qu’il ne pouvait même pas reconnaître son quartier. Il se tenait là où il pensait que sa maison aurait dû être, mais c’était comme si le sol avait bougé pendant la nuit, effaçant même le souvenir de ce qui avait été. Les rues étaient bloquées par des débris et les camions-citernes d’eau, leur promesse de vie, ne pouvaient pas atteindre les gens qui les attendaient.

Maintenant, la famille est en route vers le sud, vers les tentes qu’elle avait essayé de laisser derrière elle. Le père m’a regardé, les yeux lointains, comme s’il voyait déjà le prochain endroit où ils seraient obligés de fuir.

« Ce que nous avons vu au nord… » Il s’est arrêté, cherchant des mots qui pourraient contenir le poids de son désespoir. « C’était pire que nos cauchemars. Même les cauchemars se terminent quand on se réveille. »

Alors que le bus avançait, j’ai jeté un coup d’œil aux enfants. Leur silence était plus fort que n’importe quel cri, leurs yeux portant le poids d’une guerre qu’ils n’avaient pas commencée mais qu’ils porteraient avec eux pour toujours.

Jabalia, 27 janvier 2025.

Les caméras ne montreront pas cette partie. Ils ne suivront pas les bus vers le sud, ni ne s’attarderont dans les rues vides de Jabalia, où le vent déplace les décombres comme un pleureur invisible. Ce n’est pas une histoire pour les écrans. C’est l’histoire du silence entre les respirations, des fissures dans la terre qui retiennent les larmes des déplacés.

La guerre ne s’arrête pas. Elle se déplace, bouge d’un endroit à un autre, s’attarde dans la poussière, les ombres, le non-dit. Et dans son sillage, elle ne laisse pas de ruines mais des absences.

Aux portes de la ville de Gaza, ils ont souri aux caméras. Mais au-delà des portes se trouve la route qui ne mène nulle part, une route bordée non pas d’espoir mais de fantômes.


L’un des rapatriés du sud de Gaza vers le nord a parlé, la voix creuse, le regard fixé sur un horizon lointain et inaccessible :

« J’ai traversé Wadi Gaza et c’était comme si j’étais entré dans une fosse commune qui s’étendait jusqu’à l’éternité. Le sol était jonché de restes – des fragments de vie, brisés en os et en cendres. Des crânes regardaient le ciel, la bouche grande ouverte dans un silence éternel. Et quand j’ai atteint le Crazy Water Resort à Sheikh Ajleen, j’ai eu un choc. Les corps… c’étaient des enfants. De minuscules formes, privées de souffle et de chaleur, éparpillées comme des feuilles mortes dans le vent. Leur petitesse, leur immobilité – ça m’a anéanti. Ils avaient fui, déplacés comme tant d’entre nous, pour rencontrer la mort sur la route dont ils pensaient qu’elle pourrait les sauver. »

On dit que les survivants portent le fardeau le plus lourd : le poids de la connaissance. Les batailles les plus dures ne se livrent pas avec des fusils ou des bombes, mais avec la mémoire. Il n’y a pas de refuge contre ce que nous avons vu, pas de baume pour les blessures gravées dans nos esprits. Nous pensions avoir échappé au pire, mais le pire persiste, grandissant comme une ombre que nous ne pouvons pas fuir.

Un jour, petit à petit, nous commencerons à comprendre l’abîme dans lequel nous avons été jetés. Nous prendrons la mesure de l’enfer auquel nous avons survécu – si l’on peut appeler cela une survie. Peut-être plus cruellement encore, nous devrons faire face à l’implacable vérité : cette nouvelle existence est son propre enfer, un désert laissé par ce que nous pensions être une fin, mais qui n’était qu’un début.

Articles en anglais sur le compte X du Dr Ezzideen / Traduction MR