Malaise à la Mostra de Venise avec « Why War » d’Amos Gitaï

Brigitte Challande, 14 septembre 2024. La Mostra fait partie de la biennale, c’est le grand festival de cinéma annuel international qui se tient sur le Lido de Venise, où chaque matin, chaque soir et tout au long de la journée, des vaporetti déversent un nombre incroyable de personnes qui se précipitent ensuite sur des bus pour se rendre à l’heure dans les différentes salles de la manifestation ; le Lido est sur la mer Adriatique, de l’autre côté de Venise. Dans la mesure où chacun.e s’est accrédité.e puis a tenté de réserver en ligne, à un horaire précis à la minute, jour par jour sur une plateforme, ses places pour les films souvent choisis par défaut tant ces réservations partent à une allure folle. Bref, en dépit de tous ces périples de la modernité, non connus à l’avance quand on se décide à prendre un formulaire d’inscription à cet évènement au cours d’un petit festival de cinéma local à Pézenas. De plus, organisé par la Fédération des Ciné-Clubs de la Méditerranée, c’est comme un rêve à réaliser où l’on se dit que dans une ville-musée on va pouvoir voir des films, des documentaires de tous pays dans toutes les langues, sous-titrés soit en anglais soit en italien, bref un sacré voyage culturel, linguistique et cinématographique d’ouverture au monde ; pour reprendre Jean Luc Godart, « le cinéma c’est le langage du monde ».


Entre différents films et documentaires, dans cette course folle qui laissera peu de temps pour voir Venise, nous avons pu assister en présence du réalisateur et d’Irène Jacob, l’actrice principale, à la projection du dernier film d’Amos Gitaï « Why War », pourquoi la guerre…

L’intention d’Amos Gitaï est, selon ses dires, de s’attaquer aux racines de la guerre après le 7 Octobre ! Autant ne pas tourner autour du pot et affirmer clairement que ce film est apolitique, immoral et totalement inapproprié au regard de la situation géopolitique actuelle.

En s’appuyant sur un dialogue existant, écrit en 1932, entre Freud, incarné par Mathieu Amalric, et Einstein par Micha Lescot, il est question justement de malaise dans la civilisation. Le film commence mal, il s’ouvre sur des images et cérémonies dans les rues de Tel Aviv des rassemblements pour le retour des otages. Mais tout au long du film, aucune image de Gaza, aucun.e Palestinien.ne, ils et elles n’existent pas et bientôt n’existeront plus, invisibilisé.e.s. D’ailleurs en Israël, information rapportée par des anticolonialistes israéliens, la télévision ne montre jamais aucune image de ce que son pays fait à Gaza, et maintenant comme avant aussi en Cisjordanie. Donc le décor est planté sans le peuple concerné au premier chef par cette guerre et s’en suivra des monologues puis un dialogue. Beaucoup de mots, de monologues peu incarnés pour un silence retentissant sur le génocide en cours.

Le premier à partir du texte « Malaise dans la civilisation » de Freud ou « Malaise dans la Culture » paru en 1930 — Freud a hésité sur le titre. Ce texte est largement commenté par M. Amalric autour des thèmes essentiels et chers à Freud : la sexualité, la répétition, l’état de culture, la pulsion de mort, d’agressivité et de haine qui anime chaque individu dans son rapport à l’autre. Des références intellectuelles certes essentielles et nécessaires, mais totalement inopérantes sans intégrer un regard analytique géopolitique sur la situation génocidaire en cours à Gaza et en Palestine. Ce pamphlet sonne creux, il est même proprement scandaleux au regard des informations journalières que le monde reçoit depuis 11 mois.

Du côté d’Einstein, incarné par M. Lescot, ce n’est pas mieux, Einstein a eu un échange épistolaire avec Freud en 1932 à la demande de la commission internationale de coopération intellectuelle au service de la paix, échange publié en 1933. L’argument développé c’est qu’on échoue sur la question vitale d’une humanité civilisée car les institutions sont humaines et seulement humaines… donc sans autorité inattaquable car de puissantes forces psychologiques sont à l’œuvre qui paralysent les efforts de loi des hommes ivres de l’appétit du pouvoir… C’est justement peut-être bien là le problème du non-respect des décisions de la CIJ et de la CPI, mais cette question n’est pas déclinée dans leur dialogue ; inabordée le propos reste fumeux, hors de la réalité.

Cette focale totalement individualisée et très peu vivante, animée, écrase, annule, fait disparaître tout un conflit génocidaire pour le réduire à un échange de psychologie sous le regard inamovible des États occidentaux, d’une communauté internationale sans action.

S’ajoute à ce dialogue une vision particulière des rapports hommes-femmes à travers la voix d’Irène Jacob. La guerre serait du côté des hommes, eux seraient animés par cette pulsion de destruction et les femmes seraient à l’abri de cette contradiction. Plusieurs scènes totalement surréalistes illustrent ce point de vue. Irène Jacob est filmée se faisant un henné pendant de longues minutes pour la métaphore du sang, puis on la voit danser dans la mer et déambuler sur les plages de Tel Aviv d’abord, ensuite dans le mémorial des juifs assassinés à Berlin pour instiller du calme, de la distance ? Ensuite, pour finir elle aura un échange avec un homme qui a sans doute été son compagnon pour illustrer l’impasse d’une relation de couple, apaisée. Les femmes font-elles le service militaire en Israël, se battent-elles à Gaza, sans parler du Rovaja1 où les femmes kurdes montrent le chemin d’une lutte contre le patriarcat au Kurdistan…

Ce film conçu comme un essai philosophique agrémenté de performances musicales ne s’attaque pas aux racines de la guerre en laissant totalement de côté les raisons politiques d’un génocide accepté, regardé ou philosophé par le monde entier. Les idéaux de gauche se sont fracassés sur le 7 Octobre, l’art n’est pas en parallèle de ce qui s’est passé, de la vie ; s’il s’inspire de la réalité pourquoi en gommer l’essentiel ? Aucun débat n’a eu lieu avec le public suite à ce film, d’ailleurs à la Mostra, dans ces salles, on ne débat pas, on reste pour écouter ceux et celles qu’on admire ou bien on s’en va !


Note de l’auteure. Nous précisons avoir été informé, mais seulement après le passage de ce film à La Mostra car rien de cette action n’a transpiré dans les différentes salles officielles, publiques et médiatisées, que plus de 300 cinéastes, acteur·rices, écrivain·es et musicien·nes ont condamné l’inclusion à la Mostra de Venise, qui s’ouvrait le 28 août, de deux films israéliens « Des chiens et des hommes » et « Pourquoi la guerre », dont les sociétés de production sont impliquées et complices dans le « blanchiment de l’oppression israélienne à l’encontre des Palestinien·nes ». C’était une action initiée par la campagne internationale de Boycott Désinvestissement Sanctions : « Pas de blanchiment d’art à la 81e Mostra du cinéma de Venise ».

Note:

1. Rovaja : « Fédération démocratique du nord de la Syrie » est une région rebelle autonome de fait dans le nord et le nord-est de la Syrie.


L’AUTEURE :
Brigitte Challande est au départ infirmière de secteur psychiatrique, puis psychologue clinicienne et enfin administratrice culturelle, mais surtout activiste ; tout un parcours professionnel où elle n’a cessé de s’insérer dans les fissures et les failles de l’institution pour la malmener et tenter de la transformer. Longtemps à l’hôpital de la Colombière où elle a créé l’association «  Les Murs d’ Aurelle» lieu de pratiques artistiques où plus de 200 artistes sont intervenus pendant plus de 20 ans. Puis dans des missions politiques en Cisjordanie et à Gaza en Palestine. Parallèlement elle a mis en acte sa réflexion dans des pratiques et l’écriture d’ouvrages collectifs. Plusieurs Actes de colloque questionnant l’art et la folie ( Art à bord / Personne Autre/ Autre Abord / Personne d’Art et les Rencontres de l’Expérience Sensible aux éditions du Champ Social) «  Gens de Gaza » aux éditions Riveneuve. Sa rencontre avec la presse indépendante lui a permis d’écrire pour le Poing et maintenant pour Altermidi.