Partager la publication "Les photos qui ont autrefois aidé à sauver Masafer Yatta de l’expulsion"
Basil Adra, 21 mars 2023. C’était l’hiver 1999, et Nasrin Elian venait de terminer ses études de droit. Elle travaillait pour l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem à Jérusalem, lorsqu’elle a appris que des soldats israéliens expulsaient les résidents palestiniens de Masafer Yatta, un groupe de villages dans la région des collines du sud d’Hébron, en Cisjordanie occupée.
« J’y suis allée immédiatement, se souvient-elle aujourd’hui, et j’ai vu des jeeps chargées de matériel et des soldats jeter les affaires des habitants par terre dans les champs. À l’aide de l’appareil photo qu’elle a apporté avec elle, Nasrin a documenté l’expulsion par l’armée de 700 agriculteurs et bergers ce jour de novembre, les laissant sans abri.
Suite à leur requête, la Cour suprême a autorisé les familles à revenir dans leurs villages quelques mois plus tard, en attendant une décision finale sur le statut des résidents palestiniens de ce qu’Israël appelle la « zone de tir 918 » – une zone d’entraînement militaire déclarée en 1980 par le ministre de l’Agriculture Ariel Sharon pour prendre le contrôle des terres palestiniennes dans les collines du sud d’Hébron. En mai 2022, la décision finale est tombée : la Cour suprême a rejeté la requête des familles et, ce faisant, a donné le feu vert à l’armée pour procéder à l’expulsion une deuxième fois. Aujourd’hui, face à la menace renouvelée de déplacement forcé, B’Tselem a retrouvé les photographies originales de 1999.
Wadha al-Jabareen, du village de Jinba, que l’on retrouve sur des cartes datant du XIXe siècle, est aujourd’hui une arrière-grand-mère de 80 ans. Sur les photos, prises alors qu’elle parlait avec un journaliste quelques heures seulement après l’expulsion, ses yeux sont rouges et gonflés d’avoir pleuré. Son petit-fils, Qusay, alors âgé de 4 ans, a aujourd’hui deux enfants.
« Ils sont arrivés au coucher du soleil et ont garé leur camion à l’entrée de la grotte où nous vivions », se souvient Wadha en regardant les vieilles photographies de ce jour-là. « À l’époque, 14 familles vivaient dans le village. Les soldats ont mis toutes nos affaires dans le camion – vêtements, casseroles et poêles, nourriture. Un des soldats a soulevé un lit en fer alors que mon petit-fils, Zakaria, était dessus. Un bébé. J’ai attrapé le lit des mains du soldat et je lui ai dit « Qu’est-ce que tu fais ? ». Il a dit qu’il le faisait « pour que tu partes ». Quand l’un des officiers a vu qu’il y avait un bébé, il a dit au soldat de poser le lit.
Sur les photos, on voit les soldats décharger les affaires des familles dans la zone désolée vers laquelle elles ont été expulsées, le long de la route qui mène à la colonie israélienne de Carmel. Les soldats ont créé une chaîne humaine, faisant passer les biens des familles d’une personne à l’autre afin de vider les camions. Sur les camions, vous pouvez également voir des tapis, du pain pita, des casseroles, des lampes à gaz et des manteaux.
« Une centaine de soldats ont participé à l’expulsion », poursuit Wadha. « Certaines femmes se sont enfuies du village, mais moi et quelques vieilles femmes avons refusé de quitter nos terres. Les soldats ne nous ont rien laissé. Pas de matelas, pas de couvertures. Ils ont pris la farine, le pain, la nourriture, pour nous forcer à partir. »
On voit aussi de nombreux enfants sur les photos. Certains d’entre eux regardent la caméra avec étonnement, certains pleurent et d’autres fouillent dans les piles d’affaires au sol. Une photo montre un ours en peluche jeté entre des rochers. S’il devait y avoir une autre expulsion maintenant, le nombre d’enfants contraints de quitter leur foyer serait le double de ce qu’il était en 1999. L’armée a commencé à préparer la nouvelle expulsion en janvier de cette année, avant même d’avoir reçu l’approbation du gouvernement.
Nidal Abu Younis, aujourd’hui chef du conseil du village de Masafer Yatta, est, sur les photos, un homme de 23 ans, toujours célibataire. Il se tient debout avec un groupe d’hommes empilant des lampes, des cages à oiseaux et des matelas sur des tracteurs. Abu Younis explique qu’ils ont trié les affaires pour les stocker dans une ville voisine. Cette nuit-là, les familles ont dû trouver où dormir : certaines s’entassaient chez des voisins, d’autres dormaient dehors. Les soldats patrouillaient dans les villages déplacés pour s’assurer qu’aucune famille n’était rentrée chez elle.
« Ces photos ont aidé à capter l’attention du monde », se souvient Abu Younis. « Le lendemain, les médias sont arrivés, tout comme les groupes de défense des droits de l’homme et les membres arabes de la Knesset. Leur intérêt pour nous, leur solidarité, ont contribué à l’ordonnance provisoire émise par la Cour suprême qui nous a permis de retourner chez nous jusqu’à leur décision de l’an dernier, la pire que nous pouvions escompter. »
Mahmoud Hamamdeh, un habitant du village de Mufagara, qui apparaît sur les vieilles photos, a été expulsé avec sa famille. Il est devenu le visage de la lutte en 1999 : il a été interviewé dans des médias en hébreu, il a invité des gens à visiter la région et il a reçu un permis pour assister à une conférence de solidarité avec les familles déplacées à la Cinémathèque de Tel-Aviv, où il est apparu aux côtés de l’auteur David Grossman et d’autres Israéliens de gauche comme Shulamit Aloni et Mossi Raz.
« Je ne savais pas où nous irions après l’expulsion, j’ai cherché un endroit où vivre », dit Hamamdeh. « J’ai demandé aux gens du village voisin, Tuwani, si je pouvais vivre avec eux. Ils ont accepté, nettoyé une grotte vide et l’ont préparée pour moi et ma famille. » Il explique que les militaires les forçaient à vider eux-mêmes leurs maisons et que quiconque refusait de partir était arrêté. « C’est pour cette raison qu’ils ont arrêté mon frère », ajoute-t-il.
Hamamdeh vit toujours à Mufagara, le village où il est né. « Au cours des deux décennies qui ont suivi la prise de ces photos, ils ont détruit ma maison deux fois », dit-il. « La maison des voisins, ils l’ont détruite plus de deux fois. J’ai vu comment les soldats ont détruit la mosquée du village et l’infrastructure électrique, et j’ai vu comment les colons ont établi deux avant-postes à côté de mon village – Avigail et Havat Ma’on – qui ont reçu toutes les infrastructures dont ils avaient besoin.
« Rien n’a changé, sauf que maintenant, je suis vieux, j’ai les cheveux blancs. La menace d’expulsion, le retour de ces événements, tout n’est qu’une question de temps. »
Article original en anglais sur 972mag.com / Traduction MR
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