Vijay Prashad, 28 mars 2024. Chers amis, Salutations du bureau de Tricontinental : Institut de recherche en sciences sociales. Le 15 février 2024, Jared Kushner (gendre de Donald Trump et ancien conseiller principal pendant sa présidence) s’est longuement entretenu avec le professeur Tarek Masoud de l’université de Harvard. Au cours de cette discussion, Kushner a parlé des « propriétés sur le littoral de Gaza », qui, a-t-il dit, pourraient avoir « une grande valeur ». « Si j’étais Israël », a-t-il poursuivi, « je me contenterais de raser au bulldozer un endroit dans le Néguev [désert], j’essaierais d’y déplacer des gens [de Gaza]… [E]ntrer et terminer le travail serait la bonne décision. »
Le choix de Kushner du Néguev, al-Naqab en arabe, est intéressant. Al-Naqab, situé dans ce qui est aujourd’hui le sud d’Israël, a longtemps été un lieu de tension et de conflit. En septembre 2011, le gouvernement israélien a adopté le projet de loi sur l’organisation de la colonisation bédouine dans le Néguev, également connu sous le nom de plan Prawer-Begin, qui prévoyait l’expulsion de 70.000 Bédouins palestiniens de leurs trente-cinq villages « non reconnus ». Kushner conseille maintenant à Israël de transférer illégalement vers al-Naqab encore plus de Palestiniens, nombre d’entre eux ayant été à l’origine poussés vers Gaza depuis des villes situées dans des zones de la Palestine qui font maintenant partie d’Israël. Comme Kushner le sait peut-être, le transfert de population vers al-Naqab et la saisie de terres à Gaza sont illégaux selon l’article 49 des Conventions de Genève de 1949.
Le déplacement auquel les Bédouins ont été confrontés en 2011 et auquel sont confrontés les Gazaouis aujourd’hui reflète le sort qui a été infligé aux Palestiniens depuis la création de l’État israélien en 1948. Chaque année depuis 1976, les Palestiniens du monde entier commémorent la Journée de la Terre le 30 mars, marquant le meurtre de six Palestiniens lors d’une action de masse contre une tentative de l’État israélien d’éliminer les Palestiniens de la région de Galilée et de mener à bien Yihud Ha-Galil (la judaïsation de la Galilée). Le régime israélien a tenté d’annexer toute la Galilée et al-Naqab depuis 1948, mais s’est heurté à la résistance farouche des Palestiniens, y compris des Bédouins palestiniens. La violence israélienne n’a pas réussi à intimider et à nettoyer la région pour l’établissement du Grand Israël (Eretz Israël Hashlema), du Jourdain à la mer Méditerranée. Israël n’a pas été en mesure d’atteindre ses objectifs. Il ne peut éliminer ni les Palestiniens ni les Bédouins. Son rêve d’un État sioniste pur est vain.
Le 9 décembre 1975, avec 67% des voix, la population palestinienne de Nazareth élisait Tawfiq Zayyad du Parti communiste (Rakah). Zayyad (1929-1994), poète très respecté, était connu sous le nom de « Digne de confiance » (Abu el-Amin) pour son rôle incessant dans la formation d’un front uni parmi les Palestiniens de Galilée contre la politique israélienne d’expulsions forcées. Pour ces activités, Zayyad a été arrêté à de nombreuses reprises, mais il n’a jamais faibli. Zayyad a rejoint le Parti communiste en 1948, est devenu le chef du Congrès des syndicats ouvriers arabes de Nazareth en 1952, a dirigé le parti dans sa ville natale de Nazareth, a remporté un siège à la Knesset (parlement israélien) en 1973, puis est devenu maire de sa ville en 1976 en tant que candidat du Front démocratique pour la paix et l’égalité. Sa victoire, qui a surpris l’establishment israélien, a été saluée par les Palestiniens de Galilée, qui luttaient depuis 1948 contre les tentatives de vol de leurs terres et de leurs maisons.
En 1975, les autorités israéliennes ont annoncé qu’elles exproprieraient 20.000 dunums (18 millions de mètres carrés / 2.000 ha) de terres arabes, principalement dans le centre de la Galilée ou « zone 9 », ce qui signifiait l’extinction des villages d’Arraba, Deir Hanna et Sakhnin. Ces projets n’étaient pas nouveaux. À partir de 1956, Israël a créé des villes pour déplacer les villages arabes autour de Nazareth comme al-Bi’neh, Deir al-Assad et Nahef : Natzeret Illit a d’abord été créée (connue sous le nom de Nof Hagalil depuis 2019), puis, Karmiel a été établie en 1964.
Lorsque j’ai visité Nazareth en 2014, on m’a emmené promener dans le périmètre de la ville pour découvrir comment les nouvelles colonies exclusivement juives ont été conçues pour étrangler la vieille ville palestinienne. Haneen Zoabi, alors députée à la Knesset pour le parti palestinien Balad, m’a raconté comment Nazareth, sa ville natale, a été, comme la Cisjordanie, progressivement écrasée par les colonies illégales, le mur d’apartheid, les checkpoints et les attaques régulières de l’armée israélienne.
Avant que la grève générale ne puisse commencer le 30 mars 1976, le régime israélien a envoyé un contingent complet de militaires et de policiers armés pour frapper impitoyablement des Palestiniens non armés, en blessant des centaines et en tuant six. Tawfiq Zayyad, qui a dirigé la grève, a écrit qu’il s’agissait d’un « tournant dans la lutte », car elle « a provoqué un tremblement de terre qui a secoué l’État d’un bout à l’autre ». Le régime israélien avait prévu de « donner une leçon aux Arabes », écrit Zayyad, mais cela « a provoqué une réaction dont les effets ont été bien plus importants que ceux de la grève elle-même. Cela a été démontré lors des funérailles des martyrs tombés lors de la grève, rassemblant des dizaines de milliers de personnes. Ce jour est devenu la Journée de la Terre, qui fait maintenant partie du calendrier de la lutte pour l’autodétermination nationale palestinienne. »
Le régime israélien ne s’est pas laissé décourager par le tollé général. Le 7 septembre 1976, le journal hébreu al-Hamishmar a publié un mémorandum rédigé par Yisrael Koenig, qui avait administré le district nord, y compris Nazareth. Le mémorandum profondément raciste de Koenig appelait à annexer des terres palestiniennes au profit de cinquante-huit nouvelles colonies juives et à forcer les Palestiniens à travailler toute la journée afin qu’ils n’aient pas le temps de réfléchir. Le Premier ministre israélien de l’époque, Yitzhak Rabin, n’a pas répudié ce mémorandum, qui présentait aussi les plans de judaïsation de la Galilée. Ces plans n’ont jamais cessé.
En 2005, le gouvernement israélien a décidé que le vice-Premier ministre administrerait la Galilée et al-Naqab. Shimon Peres, qui occupait ce poste, avait alors déclaré que « le développement du Naqab et de la Galilée est le projet sioniste le plus important des années à venir ». Le gouvernement a prévu 450 millions de dollars pour transformer ces deux régions en zones à majorité juive et en expulser les Palestiniens, y compris les Bédouins palestiniens. Ce projet est toujours d’actualité.
Il est tentant de rejeter les déclarations de Jared Kushner comme un fantasme car elles contiennent une certaine dose de ridicule. Toutefois, ce serait une erreur : Kushner a été l’architecte des accords d’Abraham de Trump, qui ont conduit à la normalisation des relations israéliennes avec Bahreïn, le Maroc et les Émirats arabes unis. Il entretient aussi une relation étroite avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu (qui séjournait dans la chambre d’enfant de Kushner à Livingston, dans le New Jersey).
Al-Naqab est un désert chaud, un endroit qui reste peu peuplé même après l’expulsion de nombreux Bédouins palestiniens. Mais Gaza offre des opportunités comme station balnéaire et comme base pour l’exploitation par Israël des réserves de gaz naturel dans la mer Méditerranée orientale. C’est ce qui explique l’attention soutenue portée sur Gaza par l’agenda sioniste, illustrée par la déclaration brutale de Kushner. Mais, si l’on en juge par l’histoire, il est peu probable que les Palestiniens quittent Gaza pour al-Naqab ou même le désert du Sinaï. Ils vont se battre. Ils resteront.
En septembre 1965, après son retour de Moscou en Palestine, Tawfiq Zayyad a écrit le poème « Here We Will Remain » (ndt : Ici nous resterons). Il a été publié l’année suivante à Haïfa par al-Ittihad Press aux côtés de son classique « I Shake Your Hand » (ndt : Je te serre la main), qui a été mis en musique par le chanteur égyptien Sheikh Imam et mémorisé par des enfants palestiniens à travers le monde (« ma main saignait, et pourtant je n’ai pas abandonné »). Les événements de 1976 renforcèrent la popularité de Zayyad à Nazareth, où il resta maire jusqu’à sa mort en 1994. Tragiquement, il a été tué dans un accident de voiture alors qu’il revenait de Cisjordanie, où il s’était rendu pour accueillir Yasser Arafat en Palestine après les accords d’Oslo. A l’occasion de la Journée de la Terre, et en pensant à Gaza, voici le poème « Ici nous resterons » du camarade Zayyad :
À Lidda, à Ramla, en Galilée,
Nous resterons,
Comme un mur sur vos poitrines,
Et dans vos gorges
Comme un éclat de verre,
Une épine de cactus,
Et dans vos yeux
Une tempête de sable.
Nous resterons,
Un mur sur vos poitrines,
À laver la vaisselle dans vos restaurants,
À servir des boissons dans vos bars,
À balayer le sol de vos cuisines,
Pour ramener à nos enfants
Quelques bouchées arrachées au bleu de vos crocs.
Ici nous resterons,
Donnant voix à nos chansons,
Descendant dans les rues de colère,
Remplissant les prisons de dignité.
À Lidda, à Ramla, en Galilée,
Nous resterons,
Pour garder l’ombre du figuier
Et de l’olivier,
Pour que fermente la rébellion chez nos enfants
Comme levure dans la pâte à pain.
Chaleureusement,
Vijay
Treizième bulletin d’information (2024) de Vijay Prashad, publié sur le site de Tricontinental, Institut de Recherche en Sciences sociales /
Traduction de l’article et du poème de Tawfiq Zayyad : Chris & Dine