Colonialisme de l’eau : Comment « Israël » arsenalise l’eau, source de vie du Levant

Rabih Abdallah, 3 décembre 2025. – Au Levant, l’eau n’est pas qu’une simple ressource naturelle. Elle est le fondement de la souveraineté, de la survie et du pouvoir. Dans cette région, le contrôle et le détournement délibérés de l’eau, visant à consolider la domination, constituent l’infrastructure des fantasmes de l’occupation israélienne. Le « colonialisme » d’« Israël » ne se limite pas à sa domination de la société palestinienne ; il s’étend bien au-delà, à un projet d’hydrocolonialisme. Pour comprendre les ambitions d’« Israël » et y résister, il est essentiel de considérer non seulement les murs et les colonies, mais aussi les fleuves, les nappes phréatiques et les infrastructures hydrauliques.

L’hydrocolonialisme est l’architecture cachée de la domination. La souveraineté de l’eau pour les communautés autochtones n’est pas une revendication secondaire ; c’est une condition préalable à la souveraineté et à la libération. Des nappes phréatiques de Cisjordanie aux sources alimentées par la fonte des neiges du Jabal al-Sheikh (Mont Hermon) et aux fleuves du Liban, Israël a bâti un ordre colonial qui s’approprie et instrumentalise l’eau. Le cas du colonialisme de l’eau au Levant démontre que la pénurie est une construction humaine, engendrée par des systèmes de domination dont Israël, en tant que projet colonial, est l’incarnation. En Palestine, la pénurie d’eau est façonnée par les politiques israéliennes qui déterminent qui boit et qui ne boit pas, qui cultive ses terres et qui doit les abandonner, et surtout, qui est rendu dépendant et qui décide de l’avenir de la région.

L’apartheid par le robinet

L’hydrocolonialisme « israélien » se manifeste comme un instrument d’apartheid en Palestine. En Cisjordanie, l’inégalité est inscrite dans le paysage : les colons profitent de jardins irrigués et de piscines tandis que les villages palestiniens rationnent l’eau au seau. Depuis 1967, « Israël » exerce un contrôle total sur l’eau palestinienne, exigeant des permis, quasiment jamais accordés, pour le forage de puits, la pose de canalisations ou la réparation des infrastructures.

Un rapport de B’Tselem révèle une brutale arithmétique de la domination. Les colons israéliens consomment en moyenne 247 litres d’eau par personne et par jour. Les Palestiniens de Cisjordanie survivent avec moins de 80 litres par jour, et dans certaines zones rurales, la consommation tombe en dessous de 30 litres par personne et par jour. Cette allocation est bien inférieure aux 100 litres par jour que l’Organisation mondiale de la santé considère comme le minimum vital pour une santé de base.

Contrôler la vie des populations par l’eau est une tactique coloniale adoptée par le gouvernement israélien, et elle n’est pas propre à « Israël ». Une dynamique similaire a persisté en Afrique du Sud même après la fin officielle de l’apartheid. Lors de sécheresses prolongées, les communautés noires ont vu leur approvisionnement en eau rationné tandis que les parcs aquatiques des quartiers urbains blancs continuaient de fonctionner normalement. Ce qu’« Israël » exerce en Palestine est l’incarnation même de la domination coloniale. Nulle part ailleurs le colonialisme de l’eau n’est plus flagrant qu’à Gaza.

Gaza, assiégée depuis près de vingt ans, est le visage le plus brutal du colonialisme de l’eau « israélien ». Selon l’UNICEF, la quasi-totalité des eaux souterraines de Gaza est désormais impropre à la consommation. Le blocus israélien n’a pas seulement asphyxié l’approvisionnement en carburant et en marchandises ; il a rongé les artères mêmes de la vie. « Israël » interdit la réparation des canalisations et des puits, puis bombarde les infrastructures restantes. Les familles survivent grâce à des rations d’eau distribuées par camion, et les usines de dessalement fonctionnent au ralenti dès que le carburant manque. La soif de Gaza n’est pas le fruit du hasard. C’est un système d’asphyxie lente et délibérée, où la pénurie elle-même devient une arme de domination. En Palestine occupée, l’apartheid par l’eau du robinet, où les Israéliens bénéficient d’une abondance d’eau tandis que les Palestiniens sont contraints à une pénurie artificielle, démontre clairement que le contrôle de l’eau par « Israël » n’est pas seulement un symptôme de l’occupation, mais l’un de ses mécanismes centraux.

Le colonialisme au-delà de la Palestine : Jabal al-Sheikh, le Jourdain, le Litani et le Wazzani

L’hydrocolonialisme ne s’arrête pas à la soi-disant « Ligne verte ». Il s’agit d’un projet régional qui étend la puissance d’« Israël » bien au-delà de la Palestine occupée, remodelant les bassins versants et redéfinissant les relations politiques.

Le Jourdain prend sa source dans les neiges de Jabal al-Sheikh et du Yarmouk, terres partagées entre la Jordanie et l’entité coloniale israélienne. Depuis les années 1960, « Israël » détourne et endigue le fleuve pour alimenter son « réseau national d’adduction d’eau ». Aujourd’hui, le paradoxe est flagrant : la Jordanie, l’un des pays les plus arides au monde, est contrainte d’acheter de l’eau à Israël, pompée dans leur fleuve commun. Le pouvoir hydraulique s’est transformé en levier politique.

Jabal al-Sheikh, décrit dans le discours militaire israélien comme « les yeux de la nation », est un autre emblème de cette hydropolitique coloniale. La fonte des neiges, provenant principalement des territoires libanais et syriens, s’écoule vers le sud dans le bassin du Jourdain, alimentant l’agriculture, les villes et l’industrie en aval. Pourtant, ni le Liban ni la Syrie ne profitent de ce flux. Depuis l’occupation du Golan en 1967, « Israël » s’assure de maintenir les sources de ce système vital sous son contrôle. Ici, le colonialisme ne se limite pas à la conquête territoriale ; il s’agit de s’emparer des fondements mêmes de la vie.

Les fleuves du Liban témoignent de la même réalité. L’ambition de longue date d’« Israël » de détourner le Litani a façonné la pensée stratégique sioniste dès les premières années du projet, lorsque le partage proposé d’« Israël » incluait le Litani dans ses frontières. Mais le Litani n’est qu’une partie du problème. Les sources de Wazzani, qui alimentent la rivière Hasbani, constituent un point de tension constant.

Lorsque le Sud-Liban a tenté, en 2002, de pomper une quantité minimale d’eau de Wazzani, inférieure à celle allouée par le plan Johnston de 1955, Israël a menacé de guerre. Le Hezbollah a juré de riposter, et la crise n’a pris fin qu’après une médiation occidentale. La station de pompage a été construite, mais en 2006, Israël l’a bombardée pendant sa guerre contre le Liban, paralysant l’approvisionnement local. Lors du conflit de 2024, des frappes israéliennes ont de nouveau ciblé la station, illustrant la fureur hégémonique d’Israël face à la moindre tentative du Liban d’exercer sa souveraineté sur l’eau.

Il s’agit d’un colonialisme sans frontières. Israël ne reconnaît aucune limite, ni géographique ni politique. C’est une idéologie expansionniste qui revendique non seulement des terres, mais aussi des rivières et des sources qui ne franchissent jamais son territoire.

Crise climatique et opportunité coloniale

Alors que la région se réchauffe à un rythme presque deux fois supérieur à la moyenne mondiale et que les sécheresses s’intensifient, les enjeux coloniaux liés au contrôle de l’eau s’accroissent. « Israël » se présente comme une « superpuissance de l’eau », exportant des technologies de dessalement et vendant de l’eau à la Jordanie et à l’Autorité palestinienne. Mais derrière ce discours d’innovation se cache une réalité de dépendance délibérée : ce même État qui commercialise l’eau à l’étranger la refuse à ses populations sous occupation.

Les Palestiniens, interdits de construire des puits ou d’installer des systèmes d’irrigation modernes, sont structurellement empêchés de s’adapter au changement climatique. À mesure que les nappes phréatiques s’assèchent et que les précipitations diminuent, les agriculteurs perdent leurs récoltes, des familles sont déplacées et la dépendance économique s’aggrave. La pression environnementale devient un instrument de contrôle colonial.

Parallèlement, le Liban et la Syrie, affaiblis par la guerre et la crise économique, n’ont pas les moyens de faire valoir leurs droits à l’eau. La Jordanie reste prisonnière d’accords inégaux qui la maintiennent dépendante de l’eau israélienne. Le changement climatique, une urgence planétaire, devient ainsi une opportunité pour « Israël » de consolider son hégémonie hydrique, transformant la vulnérabilité écologique en puissance géopolitique.

La lutte pour la survie

La grande erreur des discours dominants sur l’eau au Levant réside dans l’idée que la rareté est naturelle ou la conséquence inévitable de l’aridité géographique, de la surpopulation ou du changement climatique. Ici, la rareté est orchestrée par le projet colonial israélien.

La rareté est instrumentalisée pour maintenir l’hégémonie hydrique d’« Israël ». Les fleuves ne s’assèchent pas par accident ; ils sont détournés. Les puits ne se vident pas par hasard ; leur exploitation est soumise à des permis militaires. Les États ne deviennent pas dépendants par choix ; ils le sont après des décennies de domination hydrologique délibérée.

Comprendre l’hydrocolonialisme nous permet de saisir les structures profondes du projet sioniste, de regarder au-delà des superstructures visibles et d’explorer les infrastructures souterraines du colonialisme.

Tant que les eaux du Levant ne couleront pas librement, des neiges du Jabal al-Sheikh aux puits de Gaza, du Litani au Jourdain, la région restera captive du projet sioniste. Tant que l’eau sera colonisée, la vie elle-même restera sous occupation, exigeant une résistance culturelle, politique et armée pour reconquérir notre souveraineté sur nos vies et nos ressources.

Article original en anglais sur Al Mayadeen / Traduction MR