Partager la publication "Gaza peut être guérie, mais pas par les mêmes mains qui l’ont détruite"
Samah Jabr, 23 octobre 2025.– Alors que je m’apprête à commencer la formation des médecins et des professionnels de la santé mentale de Gaza dans le cadre d’une initiative de l’Organisation mondiale de la Santé destinée à combler l’écart entre les besoins en santé mentale et les ressources disponibles, je ne peux m’empêcher de me demander : l’enclave palestinienne peut-elle être guérie ?
Notre objectif est de renforcer le système médical dévasté de Gaza en intégrant la santé mentale aux soins primaires et en donnant aux non-spécialistes les moyens de reconnaître et de répondre à la détresse psychologique.
Un cessez-le-feu a été imposé après deux ans de génocide israélien. Gaza reste une terre à bout de souffle, son horizon brisé, son sol criblé de chagrin.
Environ 70 milliards de dollars seraient nécessaires pour reconstruire les hôpitaux, les maisons, les écoles et autres infrastructures détruites par les bombardements répétés. Mais aucun économiste ne peut mesurer la destruction invisible : la désintégration psychologique et morale d’une société déshumanisée et privée d’espoir.
Gaza est-elle guérissable ? La question elle-même exige de l’humilité. Un psychiatre peut voir un traumatisme ; un humanitaire peut voir un déplacement ; un architecte peut voir des décombres. Mais les blessures de Gaza sont tout cela et bien plus encore.
Gaza-ville est devenue une plaie unique et massive. Sa guérison ne peut se limiter au secteur de la santé, ni se faire par des « plans de rétablissement » stériles ou des « interventions psychosociales ».
Ce dont Gaza a besoin, c’est d’un processus de guérison à la fois matériel et moral – un processus qui exige une réorganisation radicale des consciences, et pas seulement des contrats de reconstruction.
Pertes profondes
Environ 90 % du parc immobilier de Gaza a été endommagé ou détruit. Hôpitaux et cliniques ont été délibérément pris pour cible. Routes, réseaux d’eau, universités, archives, mosquées et cimetières ont été rasés.
Mais ces chiffres ne peuvent rendre compte des pertes les plus profondes : les visages des enfants disparus des salles de classe, les mains qui ont construit et qui tremblent aujourd’hui, les mères terrifiées à l’idée d’apporter une nouvelle vie à un monde qui tue ses enfants.
La véritable dévastation réside dans l’érosion de la confiance, la rouille de la dignité et la banalisation de l’insupportable. Qu’est-ce qui peut aider une mère de Rafah qui prépare chaque jour un repas pour son enfant assassiné ?
Même après le cessez-le-feu, chaque jour, le siège, les privations et l’humiliation renouvèlent les blessures et les traumatismes psychologiques de Gaza. Parler de « soutien psychologique » sans tenir compte de la justice revient à traiter les symptômes tout en ignorant la cause.
À Gaza, la thérapie commence par la vérité. Lorsque l’humanitaire est dépouillé de tout engagement moral, il devient un autre mécanisme de domination ; une sorte d’anesthésie qui atténue la conscience au lieu de traiter la maladie. L’exemple grotesque de la prétendue Fondation humanitaire de Gaza, qui appâte les affamés avec de l’aide alimentaire pour ensuite les piéger, illustre cette perversion.
Sous couvert d’assistance, la faim a été instrumentalisée, l’« aide » devenant un appât. De tels actes révèlent l’effondrement moral d’un ordre international qui a transformé l’aide humanitaire en un nouveau théâtre de cruauté.
Détaché de toute éthique, le travail humanitaire risque de reproduire la même logique coloniale qui a dévasté Gaza pendant des décennies, déterminant qui mérite la vie et qui est sacrifiable. L’aide devient un outil de contrôle, conditionnant la survie à la soumission. C’est une colonisation par la charité.
Aider Gaza signifie être attentif aux traumatismes – et cela ne signifie pas adopter des cadres apolitiques importés de la psychologie occidentale. Le traumatisme à Gaza n’est pas le résultat d’un accident ou d’une catastrophe naturelle ; il est le résultat d’une violence politique délibérée et systématique, exécutée en toute impunité et cautionnée par le silence mondial. Dans ce contexte, prendre en compte les traumatismes revient à nommer et à prendre position envers la partie qui les a infligés, tout en rejetant la fausse symétrie entre victime et agresseur. Il ne peut y avoir de guérison dans la complicité, la confusion et le déni. Sans s’attaquer à la source du préjudice, l’humanitarisme devient une nouvelle forme de manipulation psychologique.
Une véritable prise en charge tenant compte des traumatismes doit honorer l’action et la résistance de Gaza. Elle doit reconnaître la persévérance des familles, les classes clandestines et l’art qui émerge des ruines – non pas comme une « résilience » sentimentale, mais comme des actes de survie exigeant conscience politique et solidarité.
Thérapie de routine
Même si l’on cherche à établir les responsabilités, la population de Gaza ne peut attendre. Elle a besoin d’une aide immédiate, non pas par charité, mais comme un droit.
Nourriture, eau potable, abris et soins médicaux sont les premiers secours d’urgence pour une population accablée de famine. Pourtant, l’aide doit aller de pair avec le rétablissement des rythmes de vie habituels : réouverture des écoles, regroupement familial et remise en service des centres de santé.
Rétablir une routine est un acte thérapeutique. Pour un enfant qui n’a connu que la guerre, réécrire son nom sur le papier est le début de la guérison. Pour les parents, trouver un espace sûr pour nourrir et espérer est le renouveau de l’humanité elle-même.
Pourtant, rien de tout cela ne peut perdurer sans justice. Reconstruire sans rendre des comptes, c’est panser une blessure qui est encore vive. Les « reconstructions » d’après-guerre en Irak et en Afghanistan nous ont montré que lorsque la reconstruction est confiée à ceux qui profitent de la destruction, la domination persiste sous un autre nom.
Gaza ne doit pas devenir un autre laboratoire de reconstruction néolibérale, où les mêmes puissances qui l’ont détruite dicteraient les conditions de sa renaissance.
L’histoire offre un précédent troublant. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde a organisé les procès de Nuremberg non seulement pour punir, mais aussi pour guérir ; non seulement pour juger les responsables, mais aussi pour réaffirmer les limites de la conscience humaine.
Nuremberg n’était pas seulement un tribunal juridique. C’était un processus moral ; la reconnaissance du pouvoir thérapeutique de la justice. Si Nuremberg symbolisait le réveil moral d’un monde horrifié par les atrocités, les procédures devant la Cour internationale de justice sur Gaza ont contribué à clarifier si cet engagement moral était authentique – ou simplement réservé à certaines victimes.
Silence des témoins
Gaza connaîtra-t-elle son Nuremberg ? Y aura-t-il un tribunal où la vérité sera dite, les responsabilités seront établies et la dignité des morts restaurée, permettant aux survivants de respirer à nouveau ?
En attendant ce jugement, tout plan de reconstruction et tout discours de condoléances demeurent incomplets. La guérison commence par la vérité ; elle mûrit grâce à la justice et culmine dans la solidarité. Sans cette séquence, l’« aide » mondiale risque de devenir un nouvel instrument de déni.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a été reconstruite grâce au plan Marshall, car ses peuples étaient considérés comme « civilisés ». Mais lorsque l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine ont cherché un soutien similaire, elles ont été soumises à l’austérité et aux ajustements structurels du Fonds monétaire international – des outils économiques du colonialisme moderne.
Gaza est aujourd’hui confrontée au même risque : être gérée, non libérée ; reconstruite, mais toujours captive. Le monde a juré « plus jamais ça » après l’Holocauste et a réitéré cet engagement après le Rwanda et Srebrenica. Mais le même système mondial qui a construit ces mémoriaux perpétue aujourd’hui l’anéantissement de Gaza retransmis en direct. Le silence des témoins fait désormais partie du crime.
Guérir Gaza, c’est guérir la conscience du monde. Chaque bombe tombée sur Gaza a également constitué une atteinte au droit international et à notre moralité collective. Traiter Gaza n’est pas l’affaire des seuls médecins ; cela nécessite des éducateurs, des architectes, des artistes, des ingénieurs et, surtout, l’opinion publique mondiale. Chacun a un rôle à jouer pour dénoncer l’impunité et réparer le tissu déchiré de la solidarité humaine.
Tout comme la reconstruction de l’Allemagne d’après-guerre était indissociable de la mémoire et de la justice, le relèvement de Gaza doit être étroitement lié à la vérité et à la réparation morale. Les Palestiniens ont besoin d’une solidarité éclairée, courageuse et fondée sur l’éthique. Ils demandent au monde de rejeter le langage de la neutralité, de parler clairement du génocide et du colonialisme de peuplement, et de démanteler les systèmes qui les favorisent.
Gaza peut être guérie, mais pas par les mêmes mains qui l’ont blessée. Gaza ne peut être guérie que par ceux qui s’engagent non seulement avec sa souffrance, mais avec sa vérité.
Le traitement exige la restauration de l’humanité elle-même – une prise de conscience mondiale qui reconnaisse qu’aucune aide ne peut remplacer la responsabilité. Au milieu des ruines de Gaza, la question n’est pas de savoir si le territoire palestinien peut se relever ; elle est de savoir si le monde peut recouvrer la vue morale.
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR
Le Dr Samah Jabr est psychiatre et responsable de l’unité de santé mentale au ministère palestinien de la Santé.
