Guerre contre Gaza : Israël a créé son propre Abou Ghraib – et le monde se tait

Lubna Masarwa, Peter Oborne, 9 août 2024. Cela fait un peu plus de 20 ans que CBS News a publié les photographies édifiantes qui prouvaient que l’armée américaine commettait des crimes innommables contre les prisonniers irakiens de la prison d’Abou Ghraib.

Appel international à l’Action, 29 juillet 2024. Source ADDAMEER

Viols. Dégradations. Homicides. Tortures, tant psychologiques que physiques. Humiliations sexuelles.

Les révélations de la barbarie américaine ont été accueillies avec horreur dans le monde entier et ont joué un rôle majeur dans le retournement de l’opinion contre la guerre en Irak.

Ces derniers jours, il est devenu plus que clair que quelque chose de comparable à Abou Ghraib – et très probablement pire – se déroule dans les prisons israéliennes depuis le 7 octobre, lorsque la guerre contre Gaza a éclaté.

Cette semaine, des images vidéo effroyables ont fuité montrant des soldats israéliens agressant sexuellement un détenu palestinien, au moment même où un rapport du groupe israélien de défense des droits de l’homme B’Tselem mettait en évidence la politique de maltraitance et de torture systématiques des prisonniers menée par l’État depuis le début de la guerre.

La lecture du rapport, basé sur des entretiens avec 55 Palestiniens détenus depuis l’attaque menée par le Hamas contre le sud d’Israël le 7 octobre, est bouleversante. Il fournit des preuves de traitements dégradants, de coups arbitraires et de privation de sommeil, ainsi que du « recours répété à la violence sexuelle, à divers degrés de gravité ».

Fadi Baker, 25 ans, se souvient que les forces israéliennes « ont mis des cigarettes dans ma bouche et sur mon corps. Ils ont mis des pinces sur mes testicules qui étaient attachées à quelque chose de lourd. Cela a continué comme ça pendant une journée entière. Mes testicules ont gonflé et mon oreille gauche a saigné ».

Il a déclaré que les interrogateurs lui ont posé des questions sur les dirigeants du Hamas et des personnes qu’il ne connaissait pas, puis l’ont battu. « Ensuite, ils m’ont remis dans la pièce glaciale avec la musique disco à tue-tête et m’ont laissé là encore, nu, pendant deux jours. »

B’Tselem a titré son rapport : « Bienvenue en enfer. »

Normaliser le viol

Alors que les autorités israéliennes ont nié ces récits, cette analyse intervient quelques jours seulement après l’arrestation de neuf soldats en lien avec le viol d’un prisonnier palestinien dans le tristement célèbre centre de détention de Sde Teiman. La victime aurait subi une grave blessure à l’anus, une rupture de l’intestin, des lésions pulmonaires et des côtes cassées.

En outre, le mois dernier, le bureau des droits de l’homme des Nations Unies a publié un rapport faisant état d’abus choquants dans les installations et prisons militaires israéliennes, où au moins 53 Palestiniens sont morts depuis le 7 octobre.

Comment les hommes politiques occidentaux ont-ils pu rester silencieux sur ces horreurs ? Où est l’indignation publique massive ?

Il semble que les dirigeants israéliens aient réussi dans leur campagne visant à normaliser le viol et d’autres abus contre les prisonniers palestiniens. Après l’arrestation des neuf soldats à Sde Teiman, les manifestants d’extrême-droite qui ont pris d’assaut le centre ont été rejoints par plusieurs membres de la Knesset. Le ministre de la Justice Yariv Levin a déclaré qu’il était « choqué de voir des images cruelles de soldats arrêtés », ajoutant que c’était « impossible à accepter ».

Le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir est allé encore plus loin : « Je recommande au ministre de la Défense, au chef [de l’armée israélienne] et aux autorités militaires de (…) tirer les leçons de l’administration pénitentiaire : le traitement léger des terroristes est terminé. Les soldats doivent avoir notre soutien total. »

Le ministre de l’Énergie Eli Cohen a également apporté son soutien sans réserve aux « réservistes qui font un travail sacré et gardent les méprisables terroristes du Hamas », ajoutant : « Nous devrions tous les prendre dans nos bras pour les saluer, certainement pas les interroger et les humilier. »

Les arrestations pourraient n’avoir pour véritable objectif que de simplement donner l’illusion qu’Israël prend des mesures en interne contre de telles horreurs, dans le but d’éviter des procès internationaux pour crimes de guerre à La Haye. Selon un récent article de Ynet, de hauts responsables juridiques israéliens ont déclaré : « Il vaut mieux que nous enquêtions. Les enquêtes internes épargnent des enquêtes externes internationales. »

Dans un article paru dans Haaretz à la fin du mois dernier, la professeure de droit Orit Kamir faisait référence à une loi adoptée il y a un an pour alourdir les peines dans les cas d’agressions sexuelles de femmes juives par des Palestiniens. Un an plus tard, certains membres de l’establishment israélien « ne se satisfont plus de doubler les peines (…). L’amendement à la loi de l’État d’il y a un an n’était qu’une étape préliminaire, à l’époque ils avaient encore quelques hésitations et réserves », écrit-elle. « Maintenant, ça en est fini des scrupules, ils renoncent complètement à l’État de droit du pays et exigent l’application de l’ancienne loi de la vengeance : œil pour œil et viol pour viol. Ceux qui ont été arrêtés par l’armée israélienne en tant que suspects en lien avec les atrocités du 7 octobre doivent, selon eux, être violés en détention par des soldats israéliens juifs. »

De tels abus deviennent monnaie courante. Les preuves sont nombreuses. Où est la condamnation mondiale générale ?

Complicité occidentale

Les témoignages cités par B’Tselem concordent avec de nombreux autres rapports qui ont filtré des prisons israéliennes au cours des 10 derniers mois.

Il y a quatre semaines, nous avons interviewé Muazzaz Abayat sur son lit d’hôpital à Bethléem après sa sortie de prison, après neuf mois de détention administrative. Abayat, qui avait perdu plus de la moitié de son poids en prison, nous a dit que tout au long de son incarcération, il avait été battu, maltraité, torturé, affamé et privé d’eau.

Il a déclaré que son cas n’était pas exceptionnel – tous les autres prisonniers palestiniens subissent le même traitement. Sa souffrance inimaginable était gravée sur son visage. Abayat a comparé la prison du Néguev où il avait été détenu aux tristement célèbres installations américaines de Guantanamo Bay et d’Abou Ghraib.

Il n’a jamais été inculpé d’aucun crime.L’air terrifié, il nous a confié qu’il ne croyait pas que « des gens pacifiques sans pouvoir pouvaient être affamés, torturés et tués » au XXIe siècle, sans protection, sans représentation juridique et sans indignation internationale.

Il n’y a toujours pas de tollé international. Incroyablement, il n’y a même pas eu de commentaire. Malgré le tsunami de preuves de ces derniers jours, il n’y a eu aucun commentaire de la part des dirigeants occidentaux. Rien du président américain Joe Biden ou de sa vice-présidente, Kamala Harris. Silence de Keir Starmer, le Premier ministre britannique qui a apporté tout son poids à la politique de punition collective d’Israël à Gaza.

Nous n’avons pas non plus entendu parler de l’ancien Premier ministre, Rishi Sunak, qui avait auparavant promis au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu un soutien « sans équivoque ». Les médias britanniques – à l’exception honorable de The Guardian, qui a donné une couverture complète du rapport de B’Tselem – sont restés largement silencieux.

Cette omerta collective des politiciens et des médias sur la conduite monstrueuse d’Israël est difficile à comprendre, étant donné que nous parlons de crimes de guerre systématiques commis à une échelle effroyable par un pays déjà sous enquête à la Cour internationale de justice pour génocide potentiel.

Leur silence équivaut à de la complicité. Quant à Israël, la majorité des classes politiques et médiatiques ne semblent pas penser qu’il y a grand-chose de mal dans la torture et les mauvais traitements infligés aux prisonniers, certains ministres défendant activement les auteurs de ces sévices.

Lors d’un récent débat télévisé, l’un des intervenants a suggéré qu’il devrait être légal d’utiliser le viol comme forme de torture. Dans n’importe quel autre pays, des commentaires aussi ignobles feraient la une des journaux.

Ce sont les signes d’une société très malade en effet – une société qui a franchi une barrière invisible vers la sauvagerie. Il n’y a pas de lignes rouges, pas de respect du droit international et pas de responsabilité. Le silence de l’Occident montre que nous aussi sommes entrés dans le même univers cauchemardesque que Ben Gvir et Netanyahou.

Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR