Ilan Pappé, 16 novembre 2023. Il est difficile d’écrire quoi que ce soit qui ne vise pas à informer sur le génocide en cours et à joindre notre voix à ceux qui font tout ce qu’ils peuvent pour y mettre fin.
Cette idée est renforcée par des estimations aussi tragiques que, par exemple, une récente déclaration de l’Organisation mondiale de la santé selon laquelle toutes les dix minutes, un enfant est tué par l’armée israélienne à Gaza.
Cependant, en ces heures sombres, on ne peut que tirer un certain espoir de l’énorme mouvement de solidarité qui ne cesse de croître dans le monde entier. Ce mouvement ne cède pas aux tactiques alarmistes des gouvernements et politiciens et appelle au cessez-le-feu immédiat.
Aussi horrible que soit ce chapitre de l’histoire de la Palestine moderne, il n’a malheureusement pas la capacité de changer la donne.
La constellation de base des pouvoirs – locaux, régionaux et mondiaux – restera la même.
Le changement pourrait être significatif si la lutte s’étendait pour inclure un soulèvement en Cisjordanie et à l’intérieur d’Israël, ainsi que l’ouverture de fronts à l’est et au nord d’Israël. À l’heure où ces lignes sont écrites, cela n’est pas encore le cas.
Les élites politiques du Nord et de certains pays du Sud continueront d’accorder une impunité internationale aux politiques criminelles d’Israël sur le terrain. Pourtant, leurs sociétés civiles continueront dans l’ensemble à soutenir le mouvement palestinien de libération.
Sur le terrain, le déséquilibre militaire entre Israël et les Palestiniens – malgré l’attaque surprise – restera le même, et un certain nombre d’États arabes finiront par poursuivre le processus de normalisation.
De même, se poursuivra la lutte en Israël entre colons messianiques et Juifs laïcs, chacun se battant pour sa propre version de l’apartheid.
C’est dans ce contexte que je voudrais mettre l’accent sur la manière dont les sionistes libéraux, principalement à travers le journal Haaretz – mais aussi avec l’assistance des sionistes libéraux du monde entier – soutiennent loyalement les actions d’Israël. Cette logique incompréhensible se reflète aussi dans la façon dont les puissances occidentales se moquent de leur propre responsabilité concernant le génocide à Gaza.
L’un après l’autre, les principaux porte-parole de la gauche sioniste publient quotidiennement des articles dans Haaretz, dans lesquels ils expriment leur fureur moralisatrice contre ce qu’ils appellent la gauche mondiale.
Leur colère mérite d’être analysée, ne serait-ce que pour nous rappeler une fois encore pourquoi il y a très peu d’espoir de changement au sein d’Israël.
La gauche sioniste est dans l’incertitude
La gauche sioniste en Israël est dans les limbes.
D’une part, elle est ostracisée par la société juive qui, au mieux la considère naïve et, au pire, l’accuse de trahison. Ceci en réaction à leur soutien à la solution à deux États et à l’appel à mettre fin à l’occupation. Bien sûr, cette aliénation est encore plus aiguë depuis les événements du 7 octobre.
D’autre part, elle n’est pas considérée, à juste titre, comme une véritable alliée de la lutte de libération palestinienne.
Le plus grand espoir de la gauche israélienne était que la gauche mondiale, comme elle l’appelle, partage le même vocabulaire et la même attitude à l’égard de l’opération du 7 octobre menée par le Hamas ; à savoir qu’elle soutienne Israël inconditionnellement.
La gauche israélienne a été scandalisée par le fait que, aux yeux de la gauche mondiale, l’opération du Hamas n’exonérait pas Israël de ses politiques criminelles passées ni ne donnait le feu vert à Israël pour sa politique génocidaire en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
À sa grande surprise, la gauche mondiale dans son ensemble s’est ralliée aux appels à « arrêter la guerre » et à « libérer la Palestine », plutôt que de se faire l’écho de la réponse rabâchée par les gouvernements : « Nous soutenons le droit d’Israël à se défendre ».
Israël et le colonialisme
Ce qui est le plus éclairant – dans le dialogue entre sionistes libéraux dans les pages de Haaretz – est leur attaque féroce contre quiconque associe le colonialisme à Israël.
Pour une raison qui leur appartient, ils ont choisi comme principale coupable Judith Butler (ndt : philosophe universitaire, qui appelle au cessez-le-feu et s’oppose, avec d’autres intellectuels juifs américains aux actes commis par Israël avec le soutien étasunien), frustrant ainsi beaucoup d’entre nous, qui avons consacré notre carrière, probablement depuis les années soixante, à présenter le sionisme comme un colonialisme de peuplement.
En fait, aujourd’hui, la présentation du sionisme et d’Israël comme un projet de colonisation de peuplement fait consensus parmi les principaux chercheurs sur le Moyen-Orient, et elle n’est contestée comme paradigme exact que par le courant universitaire israélien dominant.
Aux yeux des sionistes libéraux, la gauche mondiale est coupable de deux « péchés » : d’une part, elle associe l’état israélien à une colonisation de peuplement et, d’autre part, elle fournit un contexte à l’attaque du Hamas du 7 octobre.
Pas de juste milieu
Cette autosatisfaction et cette fureur ne sont pas propres à la gauche sioniste. Vous l’entendrez de la part d’acteurs à Hollywood, de journalistes et d’universitaires traditionnels du Nord, qui doivent soudain prendre position : sont-ils avec le mouvement palestinien de libération ou contre lui ?
Il n’y a plus de juste milieu. Il est impossible de soutenir l’occupant libéral, le nettoyage ethnique progressiste et le génocide de gauche.
La tentative de qualifier de raciste ou d’antisémite la position que j’appelle de mes vœux ne tiendra pas la route. Il s’agit de savoir où on se situe en ce moment critique de l’histoire, et quelle valeur on accorde au respect de soi.
Au moins, une petite lueur d’espoir est apparue dans mon horizon la semaine dernière. Un professeur d’histoire d’un lycée israélien a été arrêté le 10 novembre pour avoir évoqué le contexte des attaques du Hamas sur les réseaux sociaux.
Contrairement aux âmes perdues de la gauche libérale israélienne, ce courageux professeur a rappelé à ses élèves les atrocités perpétrées par Israël au fil des années, le droit des Palestiniens à se défendre et la nécessité pour Israël de respecter le droit international.
Un tel point de vue est un crime en Israël et, désormais, le ministère de l’Intérieur britannique souhaite en faire un crime également en Grande-Bretagne.
Voici venir le temps de ceux qui font preuve de courage moral, car la lutte pour la liberté et la libération sera longue et a besoin de tels alliés pour la soutenir.
Article original en anglais sur The Palestine Chronicle / Traduction Chris & Dine
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