Partager la publication "APARTHEID ÉNERGÉTIQUE – La diplomatie de l’énergie au cœur d’un génocide"
Alors qu’Israël massacre la population palestinienne, l’Europe et les États-Unis négocient avec le gouvernement de Netanyahou pour s’assurer le contrôle du gaz de Gaza.
Alfons Pérez/Juan Bordera, 3 novembre 2023. « Les entreprises sélectionnées se sont engagées à réaliser un investissement sans précédent dans l’exploitation du gaz naturel au cours des trois prochaines années, ce qui devrait aboutir à la découverte de nouveaux gisements de gaz naturel. » Le ministre israélien de l’énergie, Israel Kartz, a clôturé dimanche 29 octobre l’octroi de 12 licences d’exploitation de gaz fossile au large de la côte méditerranéenne du pays. En pleine offensive militaire contre la bande de Gaza, des sociétés comme l’italien Eni, le britannique BP ou l’azéri Socar développent leur activité gazière. Quelques mois plus tôt, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu avait assuré qu’il fallait « accélérer les exportations vers l’Europe » pour mettre fin à la dépendance énergétique à la Russie. Cette photographie montre que les projets expansionnistes d’Israël à Gaza concernent également les réserves énergétiques de la mer palestinienne.
« Aide humanitaire à Gaza ? Aucun interrupteur électrique ne sera allumé, aucun robinet d’eau ne sera ouvert et aucun camion de carburant n’entrera dans Gaza jusqu’au retour des israéliens enlevés ». Ces déclarations du ministre Kartz confirment la stratégie consistant à infliger des souffrances indiscriminées à la population de la bande de Gaza et illustrent le contrôle absolu qu’Israël exerce sur les approvisionnements de base en Palestine, un territoire qui possède deux gisements de gaz, Marine 1 et 2, à environ 35 kilomètres de la côte, découverts dans les années 90 mais jamais exploités.
En fait, Gaza comme la Cisjordanie importent de l’énergie (gaz, pétrole, électricité) par l’intermédiaire d’Israël. Avant la guerre, la bande de Gaza souffrait de coupures d’électricité constantes, compromettant le fonctionnement des services de base et obligeant le recours à des générateurs diesel, source de pollution et d’exclusion énergétique, le prix du carburant étant inabordable pour la population appauvrie. Aujourd’hui, avec l’application des mesures de Kartz, la situation est encore plus extrême.
Les champs de Marine 1 et 2 étaient déjà l’un des buts non atteints de l’Opération Plomb Durci lancée par les forces d’occupation israéliennes en 2008, une intervention qui a fait 14 victimes israéliennes et 1 400 Palestiniennes. Pour la Palestine, les réserves de gaz représentaient la possibilité de parvenir à une certaine indépendance énergétique vis-à-vis d’Israël. C’est pourquoi en 2015, l’Autorité palestinienne a acheté les droits d’exploitation de Marine, propriété de Royal Dutch Shell, par l’intermédiaire du fonds souverain Palestine Investment Fund, mais Israël n’a jamais autorisé son exploitation.
L’opportunité suite à la guerre en Ukraine
Bien que le blocus de l’exploitation ait duré près d’une décennie, le conflit armé en Ukraine a complètement changé la situation : la sécurité énergétique de l’Union européenne est menacée et la diplomatie énergétique a dû trouver des partenaires stratégiques en dehors de l’orbite russe. Cet impératif a motivé l’organisation de trois événements par l’EastMed Gas Forum, forum pour le développement régional du gaz en Méditerranée orientale. Celui comprend huit membres qui incarnent l’intersection des intérêts entre la région et l’Europe : Chypre, Égypte, France, Grèce, Israël, Italie, Jordanie et Palestine ; ainsi que trois observateurs intéressés par la région, les Etats-Unis, l’Union européenne et la Banque mondiale.
Le premier événement, en octobre 2022, est l’accord entre le Liban et Israël sur la frontière maritime. Le compromis adopté a largement profité à Israël, lui donnant le contrôle du champ gazier frontalier de Karish et 17 % des bénéfices de l’exploitation des réserves de Cana, mais le Liban y a trouvé son compte étant donnée sa situation économique fragile. Quelques semaines plus tard, Israël concluait un deuxième accord avec l’Égypte et l’Autorité palestinienne pour l’exploitation de Marine qui a suscité surprise et critiques internes, notamment de la part du Hamas. Enfin, le 15 juin 2023, le ministre Kartz, la commissaire européenne à l’énergie Kadri Simson et le ministre du pétrole et des ressources naturelles de la République arabe d’Égypte, Tarek El Molla, ont signé un protocole d’accord impliquant essentiellement que les exportations de gaz d’Israël et d’Égypte vers l’Europe se feront à travers l’Égypte, conformément au plan européen visant à mettre fin à la dépendance à la Russie.
Accords maritimes pour l’offensive terrestre
L’action du gouvernement israélien a été décrite par différents analystes comme une recherche de stabilité régionale par le biais de la diplomatie énergétique. Cette action apparemment modérée est une stratégie dont le pivot principal est l’Occident. La prise de contrôle géostratégique d’une partie des réserves de gaz du bassin Levantin et de leurs voies d’exportation répond aux besoins d’une Union européenne avide de partenaires gaziers stables.
D’un autre côté, l’apparent exercice de rapprochement avec les ennemis territoriaux, même si une partie des bénéfices de l’exploitation du gaz pourrait revenir au Hezbollah et au Hamas, s’inscrit dans une tactique d’accords sur la mer pour divertir de l’appropriation des terres. Par exemple, l’annonce de l’accord trilatéral Israël-Autorité palestinienne-Égypte, qui visait à montrer une image aimable d’Israël à la communauté internationale, a eu lieu la semaine même où des colonies se développaient dans les territoires occupés.
Vers un nouveau Yom Kippour ? La régionalisation du conflit
Les déclarations et les actions du gouvernement israélien, qui violent constantamment le droit international et les droits humains les plus fondamentaux, pèsent sur la scène internationale à un point tel qu’on craint une répétition de la guerre dite du Kippour. Cette confrontation armée d’Israël contre l’Égypte et la Syrie a amené l’Organisation des pays exportateurs de pétrole – OPEP – à décréter un embargo sur les exportations vers les pays soutenant Israël, ce qui a provoqué une hausse mondiale des prix du pétrole et, par conséquent, une augmentation de l’inflation.
Lors d’une récente réunion de représentants européens discutant les stocks de pétrole, de diesel et d’essenc , le commissaire européen à l’énergie a déclaré : « Le pétrole est important. Le manque de diesel pourrait entraîner des grèves. Nous ne voulons pas que nos camions fassent la queue pour du diesel », ajoutant « Cette période est-elle comparable à celle de 1973 ? » En effet, les prix à terme du gaz sur le marché TTF néerlandais (la référence en Europe) ont augmenté de 40% juste avant l’arrivée d’un nouvel hiver sans gaz russe en Europe, du moins sur le papier. Dans une moindre mesure, les prix à terme du pétrole brut Brent ont augmenté de 7%.
Cependant, il semble que, cinq décennies plus tard, la situation soit sensiblement différente : les États-Unis sont le plus grand producteur mondial de pétrole et de gaz, les membres de l’OPEP sont moins unis et ont plus d’intérêts combinés avec ceux de l’Occident, et la plupart des pays potentiellement concernés ont des approvisionnements et des réserves plus diversifiés. Mais cette réalité pourrait être dépassée si Israël poursuit son plan d’invasion du territoire palestinien et si le conflit continue de s’intensifier et de s’étendre à toute la région. Le rôle de l’Iran, puissance exportatrice d’hydrocarbures grâce à l’allègement des sanctions, doit être pris en compte car il contrôle le détroit d’Ormuz, où circule 30 % du commerce international du pétrole et où existe déjà un différend ouvert avec les États-Unis et Israël .
Le Qatar, premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié, possède Al Jazeera, l’un des rares médias à porter un regard critique sur le conflit israélo-palestinien. Récemment, les États-Unis ont appelé le Qatar à baisser d’un ton car, selon Washington, il enflammait l’opinion publique. La Turquie est un territoire de transit pour deux des principaux gazoducs et oléoducs vers l’Europe (le BTC et le Corridor gazier sud), et son président, Recep Tayyip Erdoğan, a accusé Israël de crimes de guerre avec la complicité de l’Occident lors de la manifestation massive à Istanbul. En outre, le rapprochement israélien avec l’Arabie saoudite – qui visait à isoler l’Iran – a été complètement gelé, de plus le rôle de l’Égypte est essentiel pour les routes d’exportation de gaz vers l’Europe.
L’Union européenne poursuit sa quête d’indépendance énergétique sans trop se soucier de ce que font ses partenaires stratégiques. Comme on pouvait s’y attendre, les enquêtes sur le sabotage du Nord Stream et du gazoduc entre la Finlande et l’Estonie n’ont toujours pas abouti. Mais ce qui est vraiment important pour la diplomatie européenne et les puissances occidentales, c’est garantir des approvisionnements bon marché et s’assurer que le butin de guerre tombe entre les mains d’un partenaire stable et privilégié, sans se soucier de l’absence de crédibilité morale ni du coût en vies humaines.
Article original en espagnol publié le 3/11/2023 sur le site de CTXT / Traduction Chris & Dine
Alfons Pérez (@Alfons_ODG) est chercheur à l’Observatorio de la Deuda en la Globalización et Juan Bordera (@JuanBordera) est scénariste, journaliste et activiste pour Extinction Rebellion et València en Transició.