Un selfie dans Al-Quds occupée : Tirer et pleurer

Daniel Lobato, 23 janvier 2022. Il y a quelques jours, la représentante diplomatique du Canada en Cisjordanie et dans la bande de Gaza a tweeté un selfie d’elle-même devant les décombres de l’entreprise de la famille Salhiya, dans le quartier de Sheikh Jarrah, à Al-Quds occupée. Robin Wettlaufer s’est souvenue des plantes qu’elle avait achetées dans la pépinière, s’est dite triste de voir le magasin de fleurs démoli, et a ajouté que « une autre famille palestinienne perd sa maison. »

La représentante canadienne a omis d’expliquer pourquoi cette famille palestinienne perdait son commerce et finalement sa maison, et elle a également évité de montrer l’agent démolisseur sur ses photos : les forces militaires israéliennes. Wettlaufer a suggéré qu’un camion bleu était l’auteur de l’attaque et une réponse possible à nos questions : que ce monde est triste, un camion bleu démolit une pépinière palestinienne où j’achetais des fleurs.

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Robin Wettlaufer participait ce jour-là à l’une des nombreuses excursions diplomatiques à Sheikh Jarrah pour « observer l’expulsion » de la famille Salhiya et en a profité pour prendre des selfies, notamment avec l’UE et leur photo de groupe. Dans leurs messages, ils n’ont pas nommé l’acteur « Israël » et ont occulté le déploiement de leurs forces. Ils ont tous omis les termes applicables en vertu de la légalité internationale tels que « territoire occupé », « expulsion » ou « violation du droit international », et ils ont tous utilisé le terme « expulsion ». Ils ont appliqué le style narratif israélien pour transformer une violation des résolutions de l’ONU ou de la Quatrième Convention de Genève en un litige immobilier.

Pour sa part, la famille Salhiya sait déjà ce que c’est que d’être expulsée par des envahisseurs. En 1948, les Salhiya et les 4.000 autres habitants ont fui leur village, Ayn Karim, en raison de l’attaque des milices sionistes de l’Irgoun contre leur village, lieu de naissance de Saint-Jean Baptiste. Quelques semaines avant cette attaque, dans le village voisin d’Ayn Karim, à seulement 2 km, le terrorisme sioniste avait exécuté de sang-froid des centaines d’habitants lors du massacre du village de Deir Yassin, de sorte que leurs voisins d’Ayn Karim étaient terrifiés et ont tous fui dès l’apparition des sionistes. Tel fut le sort de tous les habitants natifs d’Al-Quds Ouest, et c’est pourquoi aujourd’hui il n’y a plus de Palestiniens dans cette partie de la ville, alors que leurs maisons sont toujours debout et occupées par ceux qui les ont expulsés. La maison vide des Salhiya et celles de tout le village ont été données à des colons israéliens aux prétentions artistiques, et ainsi le nettoyage ethnique d’Ayn Karim a été recouvert d’un vernis bohème et pittoresque utile aux guides touristiques israéliens. Dans l’attente de la réalisation de leur droit au retour, la plupart des propriétaires palestiniens survivent à ce jour en tant que réfugiés dans des camps, et certains dans des maisons mises à leur disposition par le gouvernement jordanien dans les années 1950, comme les Salhiya.

Retour à l’actuel Al-Quds Est envahi par « Israël » il y a 55 ans et à la résistance de la famille Salhiya, qui a menacé de s’immoler et a réussi à empêcher la destruction de leur maison le 17 janvier. Mais à peine deux jours plus tard, aux premières heures glaciales du matin et alors que toute la famille dormait, les forces israéliennes ont procédé à la démolition, précipitant les 15 membres de la famille, y compris les enfants, dans le froid.

Robin Wettlaufer n’a pas tweeté après l’expulsion de la famille Salhiya et sa conversion forcée en réfugiés pour la deuxième fois. Cela nous laisse le temps de comprendre que son visage chagrin était sincère, bien que ce soit davantage pour ne pas avoir de pépinière près de chez elle que pour l’exécution d’un crime de guerre qui n’a pas mérité d’être nommé. Peut-être les colons israéliens qui vont maintenant s’installer sur le site ouvriront-ils un magasin de fleurs et le chagrin de Wettlaufer sera-t-il consolé.

Les représentants de l’UE ont été plus honnêtes puisqu’ils n’ont pas exprimé ni tristesse ni condamnation sur leurs photos. En fait, avec les décombres encore chauds, quelques heures après cet épisode de nettoyage ethnique dans Al-Quds occupée, l’ambassade de France a organisé une réunion « passionnante » avec des journalistes et des représentants du régime israélien pour discuter des avantages de la normalisation diplomatique de l’apartheid avec les monarchies féodales du Golfe.

Ces représentants de l’UE ont choisi de suivre, sans aucune tristesse, le modèle de selfie du président de la Commission liberté & justice du Parlement européen, Juan Fernando López Aguilar, lorsqu’il s’est photographié souriant et sans aucun regret à côté du mur d’enceinte de la macro-prison de Gaza.

Rappelons que plus de deux millions de Palestiniens sont entassés et emprisonnés dans cette zone indigène de Gaza depuis sept décennies, après avoir été dépossédés par la force de leurs maisons et de leurs terres en 1948. Le président européen de la Commission n’a demandé l’application d’aucun des deux mots qu’il préside, ni liberté ni justice, pour les personnes confinées dans cette zone, bien que le droit international le lui ordonne, c’est-à-dire que le mur tombe et que les Palestiniens retournent dans leurs maisons et sur leurs terres et soient indemnisés. Mais laissons López Aguilar et son travail pour la liberté et la justice.

17 janvier : Les représentants de l’UE, de certains États membres et des pays partageant les mêmes idées sont actuellement à Sheikh Jarrah pour observer l’expulsion en cours de la famille Salhiya.

La tristesse surjouée de Robin Wettlaufer et sa mise en scène truquée d’un méchant camion bleu se sont ajoutées à son recours aux mensonges dans sa confrontation il y a quelques semaines avec le journaliste palestinien Ali Abunimah, niant que le Canada finance le régime israélien. Non seulement il est vrai que le Canada et « Israël » signent d’énormes contrats d’armement, mais ils ont un accord de libre-échange et le Canada vote main dans la main avec « Israël » et les États-Unis à l’ONU contre toute résolution ou rapport sur la Palestine, comme le 9 décembre 2021, lorsque ce trio a formé un triste quintet avec la Micronésie et les Îles Marshall en votant contre l’Agence pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA. Lorsque ces archipels de l’océan Pacifique disparaîtront en raison de la montée des eaux et que leurs habitants deviendront des réfugiés, je suis sûr que les Palestiniens oublieront cette mesquinerie et réclameront que l’ONU subvienne à leurs besoins.

Cette posture de prétendue tristesse de Robin Wettlaufer tout en appuyant sur la gâchette est appelée « shoot and cry » [tirer et pleurer], et elle est courante chez les hommes politiques occidentaux. Un exemple littéral a été donné il y a quelques mois par la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez lorsqu’elle a apparemment versé quelques larmes après avoir changé son vote contre et finalement consenti par son abstention à la livraison supplémentaire par les USA d’un milliard de dollars d’armement pour « Israël ».

Les justifications écrites ou lors d’interviews ultérieures d’Ocasio-Cortez pour ces événements étaient une insulte aux victimes palestiniennes des massacres israéliens, passés et futurs.

On a également observé des exemples plus subtiles de tirer et pleurer dans le New York Times et le quotidien israélien Haaretz lorsqu’ils ont publié, en première page, les photographies des 67 enfants tués par « Israël » lors des onze jours de bombardement de la bande de Gaza en mai 2021. Ces deux médias soutiennent fermement le sionisme et le régime israélien et ont pu combiner leur soutien quotidien à l’apartheid, au nettoyage ethnique et aux punitions collectives avec cette première page saluée.

Le NYT, Haaretz et les médias occidentaux, en général, n’expliquent pas ces crimes de guerre, et encore moins l’origine des quartiers palestiniens, ni la façon dont « Israël » bafoue le droit et crée des réserves indiennes.

Cette décontextualisation envoie plusieurs messages. Du côté israélien : ils nous ont attaqués, nous nous sommes défendus, et malheureusement 67 enfants sont morts. Ce sont d’adorables indigènes mais malheureusement, il fallait les tuer, il n’y avait pas d’autre choix. Nous avons tiré et nous avons pleuré. Du NYT et Haaretz : nous soutenons l’apartheid mais rejetons certains de ses actes les moins souhaitables.

L’ensemble fournit à « Israël » une autojustification, sans la moindre allusion à une demande de responsabilisation ou de mesures coercitives à l’encontre du régime d’apartheid pour qu’il se conforme au droit.

Comme le disent le frère et la sœur Mohammed El-Kurd et Muna El-Kurd, habitants de Sheikh Jarrah et menacés d’expulsion : dans les médias occidentaux, « la Palestine fournit les morts et Israël fournit le récit. »

Article original en anglais sur Al-Mayadeen / Traduction MR