Partager la publication "Révolte dans les banlieues : la France a demandé conseil à Israël, devenu source d’inspiration sécuritaire"
Laurent Perpigna Iban, 7 juillet 2023. Durant le soulèvement des quartiers populaires qui a suivi le meurtre du jeune Nahel par un policier le 27 juin dernier, les autorités françaises ont pris contact avec leurs homologues israéliens afin de recueillir des conseils en matière de sécurité.
Cette information, qui avait certainement vocation à rester confidentielle, a été dévoilée il y a quelques jours par le média israélien Israel Hayom.
Ainsi, lors d’une audience intitulée « Arrestations violentes de manifestants » tenue par la commission de la Sécurité nationale au Parlement israélien, la Knesset, le chef adjoint de la Division des opérations de police Shimon Nahmani a affirmé que « la commission de police israélienne a[vait] reçu un fax de la police française qui souhaitait s’informer sur la gestion de crise ».
Début de la mise à jour, samedi 8 juillet à 16h ______________________________
Informations ajoutées par l’auteur suite au démenti du Ministère de l’Intérieur français, le 8 juillet au matin :
Malgré la publication de plusieurs articles dans la presse internationale reprenant ces informations, les autorités françaises n’avaient, jusqu’à ce samedi, pas réagi. La place Beauvau n’avait pas non plus donné suite aux prises de contact de Middle East Eye.
Une information que le ministère de l’Intérieur a fini, samedi matin, par démentir dans un tweet, affirmant que « la France s’est exclusivement appuyée sur ses forces de sécurité intérieure » et « n’a fait appel à aucun service étranger. »
❌ #intox | Le ministère 🇫🇷 @Interieur_Gouv confirme que la police française n’a pas demandé conseil à la police israélienne dans le contexte des récents événements en France. Un démenti confirmé par l’extrait de l’audition citée à l’appui de l’intox ⤵️ https://t.co/N71DZpyvdR pic.twitter.com/5Av8BTDEeg
— La France en Israël (@franceenisrael) July 8, 2023
Fin de la mise à jour, samedi 8 juillet à 16H _________________________________
Toujours selon Israel Hayom, le chef de la police israélienne, Kobi Shabtai, a quant à lui ordonné aux responsables des renseignements militaires et des relations extérieures « d’étudier ce qui a conduit aux manifestations et à la réaction extrême des manifestants français, quels étaient les ordres de la police, comment elle avait agi avant l’événement qui a conduit au soulèvement urbain, et ce qui, pendant l’événement, a conduit à de violentes émeutes à travers la France ».
Un va-et-vient en matière d’expertise sécuritaire qui met en lumière une collaboration croissante entre les deux gouvernements, et qui ne manque pas d’interroger à un moment où les éléments les plus radicaux du gouvernement israélien semblent avoir propulsé leur pays dans une surenchère meurtrière au cœur des territoires palestiniens occupés.
Une fascination pour les méthodes israéliennes
Bien que la France ait, au cours de la dernière décennie, acquis une solide expérience en matière de gestion de mouvements sociaux d’ampleur – ce fut le cas lors de la crise des Gilets jaunes en 2017 ou encore cette année dans le cadre de la réforme des retraites –, l’embrasement généralisé des banlieues du pays ces derniers jours a visiblement provoqué l’inquiétude au plus sommet de l’État.
Cette demande d’assistance formulée aux autorités israéliennes ne semble pas avoir surpris dans les rangs des organisations de défense des droits des Palestiniens, tant Israël n’a selon elles cessé d’inonder le monde d’outils de surveillance ces dernières années.
Pour Taoufiq Tahani, président de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS), « l’exemple israélien représente une fascination pour les élites européennes sur les questions sécuritaires », un constat particulièrement prégnant en France.
« Les Israéliens vendent très bien leurs différents outils, en persuadant leurs interlocuteurs qu’ils ont exactement les mêmes problèmes qu’eux : là-bas, des camps de réfugiés “infestés par les islamistes” et qui représentent un danger pour leur existence, et en Europe, le même problème dans les quartiers populaires, avec des ‘’islamistes’’ qui détesteraient leur pays », explique-t-il à Middle East Eye.
« Dans les deux cas, qui sont par ailleurs très différents, on constate une dépolitisation du problème, et un ennemi dont il faut se débarrasser », poursuit-il.
La Franco-Palestinienne Inès Abdel Razek, directrice exécutive du Palestine Institute for Public Diplomacy (PIPD) basé à Ramallah, pointe du doigt les accointances pour le moins visibles du gouvernement français avec Israël.
« On constate [en France] de manière assez large une sorte de fascination envers les dirigeants de régimes non démocratiques, dont Benyamin Netanyahou. Du côté du ministère de l’Intérieur, on pourrait presque parler d’une lune de miel avec leurs homologues israéliens ; d’ailleurs, les signaux de renforcement de leurs liens sont particulièrement flagrants depuis un moment », note-t-elle auprès de MEE.
Le ministère de l’Intérieur, contacté à plusieurs reprises par Middle East Eye, n’avait pas réagi au moment de la publication de cet article. Un silence qui pourrait s’expliquer par la simultanéité de ces révélations avec l’opération meurtrière qui s’est déroulée dans le camp de réfugiés de Jénine cette semaine – faisant douze morts et des dizaines de blessés palestiniens.
Israël, « un atout sécuritaire »
Ce n’est pas la première fois que les autorités françaises, dans la tourmente, se tournent vers Israël : quelques jours après les émeutes de 2005 – provoquées par la mort de Zyed et Bouna, deux jeunes qui fuyaient la police –, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait invité à Paris le ministre israélien de la Sécurité intérieure, Gideon Ezra.
Un accord de coopération, prévoyant notamment la formation des CRS français aux techniques israéliennes de gestion des émeutes, avait été signé.
Depuis, la coopération franco-israélienne n’a cessé de se renforcer, et les stratégies de maintien de l’ordre utilisées par Israël sont scrutées de près à Paris. Comme celles déployées en 2021, quand les différents corps de la sécurité israélienne sont parvenus – non sans mal – à maîtriser un soulèvement généralisé unissant les Palestiniens de Cisjordanie occupée, de Gaza et d’Israël.
Comme en France ces derniers jours, les citoyens palestiniens d’Israël s’étaient alors vus ciblés par d’immenses vagues d’arrestations.
« Il faut rappeler que [les autorités israéliennes] exploitent une population captive [le peuple palestinien] sur laquelle [elles] peuvent tester, de leur propre aveu, un arsenal qui aura également vocation à être exporté. En réalité, ils mettent à profit l’occupation », explique Inès Abdel Razek.
Cette dynamique largement documentée ne semble pas sur le point de s’arrêter, malgré les nombreuses critiques qu’ont provoquées les ventes d’armes à des régimes non démocratiques, dont le Myanmar, qui aurait acheté des équipements militaires israéliens dans le cadre de son opération contre la minorité musulmane rohingya.
Dans son ouvrage The Palestine Laboratory (publié en 2023), le journaliste australien Antony Loewenstein affirme que « le complexe militaro-industriel israélien utilise les territoires palestiniens occupés depuis des décennies comme terrain d’essai pour des armes et des technologies de surveillance, qu’il exporte ensuite dans le monde entier à des fins lucratives ».
Une affirmation qui a particulièrement du sens en France, et pas seulement à Nice, où le maire Christian Estrosi a multiplié les échanges avec Israël dans le cadre de la sécurisation et la cybersurveillance dans sa ville.
Des méthodes d’occupation appliquées à des problèmes socio-politiques
Si, selon une source sécuritaire française consultée par Middle East Eye, la France « n’aurait pas vocation » à reproduire ni les schémas, ni la doctrine, ni les méthodes israéliennes, il paraît clair que la présidence Macron n’entend pas pour autant se priver des atouts technologiques proposés par Israël.
Alors, quand le président de la République évoque, le 5 juillet dernier, l’idée de limiter voire de couper l’accès aux réseaux sociaux lors de forts moments de tension sociale, il y a comme un air de déjà-vu, comme l’explique Nadim Nashif, directeur général de l’organisation 7Amleh, basée à Haïfa, et spécialisée dans les droits numériques des Palestiniens.
« L’État israélien a conçu et mis en œuvre des réglementations et d’autres mesures pour contraindre les entreprises de réseaux sociaux à réduire au silence les voix palestiniennes sur leurs plateformes et dans le monde en ligne dans son ensemble. Il serait triste que le gouvernement français apprenne et adapte ces tactiques et stratégies pour réduire au silence ses propres citoyens, en particulier dans les communautés vulnérables et marginalisées. »
En attendant, un nombre important de membres de différentes unités militaires ont défilé ces derniers mois en Israël – armée de l’air, GIGN, frégates antiaériennes… –, toujours dans le cadre d’échanges de savoir-faire entre les deux pays, témoin du crédit apporté par les autorités françaises à leurs homologues malgré les nombreuses violations constatées dans les territoires palestiniens et les accusations d’apartheid à leur encontre.
« Si la France continue de s’inspirer encore davantage des Israéliens, on pourrait imaginer le pire avec l’importation de leurs méthodes », prévient Inès Abdel Razek.
Elle cite à titre d’exemple « les SMS géolocalisés de menaces afin d’empêcher les manifestations, comme ce fut le cas à Jérusalem en 2021 », ou le « skunk », eau chimique pestilentielle déversée par Israël dans les zones palestiniennes. « Ce dernier n’affecte pas seulement les personnes visées, mais également les lieux, tant l’odeur, insoutenable, est persistante. Cela a été fait porte de Damas à Jérusalem, et cela peut permettre d’éviter tout rassemblement pendant des jours », détaille-t-elle.
« La coopération militaire française avec l’armée israélienne s’est accrue, et cela ne peut avoir que des résultats désastreux en France », juge pour sa part Taoufiq Tahani. « Il n’est pas possible d’appliquer des méthodes d’occupation militaire à des problèmes politiques et sociaux en France. »
Source : Middle East Eye, édition en français.
[writers slug=laurent-perpigna-iban]