Partager la publication "Masafer Yatta : Une zone de tir israélienne et un ancien village palestinien qui lutte pour sa survie"
Shatha Hammad, 22 juin 2022. Ali Jabarin, 60 ans, regarde avec une attention extrême les abords du village de Janba, e hameau de Masafer Yatta, en Cisjordanie occupée par Israël, où il vit.
Son anxiété est évidente ; un lourd malaise s’est emparé de tous les habitants du village, qui s’attendent à tout moment à un raid violent de l’armée israélienne pour les déloger de force de leurs maisons et les déplacer à jamais.
Janba n’est pas le seul village à éprouver cette crainte.
Après une bataille juridique de deux décennies, la Cour suprême israélienne a rendu, le 4 mai, un arrêt autorisant l’armée israélienne à déplacer des centaines de Palestiniens du secteur de Masafer Yatta et à le classer comme zone d’entraînement militaire pour l’armée ; les Palestiniens n’auront aucun droit d’y vivre.
Cette décision a été prise en réponse à deux pétitions soumises par 155 Palestiniens de Masafer Yatta, dont l’une par l’intermédiaire de l’Association pour les droits civils en Israël (ACRI).
Masafer Yatta, situé dans le sud des collines d’Hébron, s’étend sur une superficie de 30.000 dunams (30 km²), avec une population de 2.500 résidents répartis dans 12 villages ou hameaux. Il s’agit de : Janba, Mafqara, Khallet al-Dabe’, Maghayer al-Ubaid, Asafat al-Fawqa, Asafat al-Tahta, Majaz, Tabban, Tuba, Fakheet, Halawa et Markaz.
Les Palestiniens qui y vivent dépendent principalement de l’élevage et de l’agriculture pour leur subsistance.
Depuis les années 1980, Israël considère les terres de Masafer Yatta comme des zones militaires fermées à des fins d’entraînement, connues sous le nom de « zone de tir 918 ».
Les autorités israéliennes ont réussi à déplacer les Palestiniens de Masafer Yatta par la force en 1999, mais les résidents ont pu obtenir une ordonnance d’injonction provisoire qui leur a permis de revenir, selon une étude du Bureau des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA).
Un combat vieux de plusieurs décennies
Janba est le plus ancien de ces villages, dont les habitants estiment qu’il a été construit il y a environ 5.000 ans et disent y avoir trouvé des puits et des ruines de l’époque romaine.
C’est également l’un des plus grands villages en termes de population ; il abrite 300 Palestiniens répartis entre 30 familles.
Le village de Janba a pris de l’importance en raison de son emplacement sur une voie de transport historique construite pendant la période ottomane, reliant l’Égypte au Levant et utilisée par les caravanes commerciales. C’était également l’un des principaux itinéraires pour les pèlerins. Des puits d’eau étaient creusés le long de la route, dont un certain nombre existe encore aujourd’hui.
Arriver à Janba, qui se trouve à côté du désert du Naqab (Néguev), près de la ligne verte de 1949, qui sépare Israël de la Cisjordanie, n’a pas été facile. L’équipe de Middle East Eye a traversé une route très difficile et non pavée qui s’étendait sur environ six kilomètres. Au milieu de la route, l’armée israélienne a arrêté l’équipe pour vérifier les cartes d’identité et procéder à un interrogatoire sur le terrain avant d’accorder la permission de traverser. La même chose s’est produite sur le chemin du retour.
L’armée israélienne a commencé à déployer des postes de contrôle militaires à proximité des villages palestiniens de la région, en vue d’un entraînement militaire à Masafer Yatta, et peut-être en prévision d’une expulsion imminente des résidents palestiniens.
À l’entrée de Janba, Jabarin marchait d’un pas léger et rapide, se déplaçant entre les maisons du village et inspectant leurs alentours.
Il est l’un des descendants de la famille Jabarin qui vit dans le village depuis 1901, les papiers ottomans et les documents détenus par la famille prouvant qu’elle est propriétaire de la terre.
Cependant, depuis les années 1960, la vie dans le village s’est transformée, passant de sa nature calme, stable et sûre à un état permanent de peur.
Le premier raid de l’armée sur le village a eu lieu en 1966, raconte Jabarin à MEE, lorsque les soldats ont expulsé de force tous les habitants et démoli 40 maisons, n’en laissant que quatre debout. Les habitants sont revenus peu après, et les combats quotidiens dans la longue lutte pour rester sur la terre n’ont pas cessé depuis.
« Les démolitions se sont reproduites entre 1984 et 1985, et il ne se passe pas une année sans que des maisons soient démolies ou que l’on nous remette des avis de démolition », a expliqué Jabarin à MEE.
« Nous sommes nés sur cette terre, nous ne pouvons pas la quitter, et nous ne pouvons pas nous en éloigner ».
La récente décision de la Cour suprême israélienne, qui vise le village de Janba et tous les autres villages de Masafer Yatta, s’inscrit dans le prolongement d’une politique israélienne d’extension de son contrôle sur l’ensemble de la zone, car elle constitue la porte d’entrée du désert du Naqab, affirment les résidents palestiniens.
« Nous ne quitterons jamais cette terre, sauf d’une seule manière : s’ils décident de tous nous tuer », déclare Jabarin.
Les habitations de Janba sont pour la plupart des maisons rudimentaires ; leurs propriétaires se voient interdire par l’armée israélienne de les développer et de les améliorer, voire de les agrandir, comme c’est le cas pour le reste des habitations dans la plupart des villages et hameaux de Masafer Yatta, et la plupart sont des maisons en tôle ou des pièces en béton. Plusieurs familles vivent également dans des grottes.
Mieux que New York
Près de l’entrée de Janba se trouve l’un des anciens puits romains, qui a été aménagé et développé par les habitants qui l’utilisent pour recueillir de l’eau en hiver.
Autour du puits où se tenait Jabarin, Khaled Khalil Jabarin et Naim Hussein Jaber, tous deux âgés de 61 ans, l’ont rejoint et ont commencé à évoquer leurs souvenirs d’enfance à Janba, et comment ils jouaient aux jeux simples qu’ils avaient inventés.
« Nous avons hérité notre présence sur cette terre de nos pères et de nos grands-pères…. Malgré la difficulté de la vie ici, nous considérons que Janba est mieux que New York et que la vie y est plus belle que de vivre dans la meilleure ville du monde », a déclaré à MEE Khaled, père de 10 enfants et grand-père de 25 enfants.
« Je quitte rarement Janba, mais quand je pars, j’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer…. Ici, je respire et je me sens vivant », a-t-il ajouté.
Khaled raconte l’histoire que son père et son grand-père lui ont racontée sur la centralité et l’importance de Janba comme l’un des villages les plus importants et les plus développés de Masafer Yatta, car il était situé sur la route du circuit du Hajj.
Il dit qu’avant les années 1940, le village comptait quatre magasins, ce qui, selon lui, était une indication de son activité économique à l’époque.
« Janba était un lieu de villégiature pour les Palestiniens de Masafer Yatta et de certaines régions du Naqab, en tant que station estivale, en raison de son beau temps et de ses températures plus basses », a déclaré Khaled.
Les habitants de Janba s’accrochent à leur village malgré la vie difficile dont ils souffrent ; il n’y a pas d’infrastructures dans le village, notamment l’absence de lignes électriques. Récemment, les familles ont commencé à utiliser des panneaux solaires qui leur permettent seulement de faire fonctionner le réfrigérateur pour conserver la nourriture. Il n’y a pas non plus de conduites d’eau, ce qui les oblige à transporter manuellement l’eau du puits.
Naim Jaber a expliqué à MEE qu’il avait hérité de la grotte dans laquelle lui et sa famille vivent de son grand-père, qui a construit une pièce au-dessus et y a vécu.
« Mon grand-père a acheté un terrain à Janba pour une somme exorbitante afin de pouvoir vivre ici, où il y a de la place pour faire paître son bétail », a expliqué Naim Jaber.
En remontant le fil de sa mémoire, Naim a commencé à se souvenir de son enfance à Janba, lorsque les lampes qu’ils utilisaient la nuit étaient à l’huile.
« Les enfants de Janba avaient l’habitude d’étudier à la lumière de la lampe, d’exceller et de réussir, tout comme les femmes cousaient des robes à la lumière de la lampe », a déclaré Jaber.
« Malgré les nombreuses tentatives pour nous faire quitter Janba, nous y retournions à chaque fois et nous nous accrochions… nous ne craignons aucune décision émise par Israël, et tout comme nous nous sommes obstinés à rester ici, nos enfants et petits-enfants s’obstineront. »
Une école menacée
La plus grande inquiétude à Janba est que l’armée israélienne démolisse les trois points de repère les plus importants du village : la mosquée, l’unique école et la dernière maison ancienne, appelée « Maison Khatayra », qui sert de centre social pour les anciens.
La démolition de l’école de Janba, construite en 2008, est peut-être la plus inquiétante pour les villageois, qui s’investissent de plus en plus dans l’éducation de leurs enfants comme moyen de développer le village et de renforcer leur présence dans celui-ci.
Issa Abu Aram, 48 ans, est père de 12 fils et filles. Sa fille aînée a réussi à obtenir son baccalauréat il y a deux ans, et il a maintenant deux fils à l’université, et un autre au lycée.
« Mes fils étudient dans le village jusqu’à la neuvième année, puis se rendent dans le village de Fakheet [pour terminer leurs études secondaires]. Quant à mes fils à l’université, ils vivent à Yatta et viennent ici le week-end », a expliqué Abu Aram à MEE.
Il a expliqué que les habitants de Janba ont beaucoup de mal à atteindre l’école secondaire car ils doivent emprunter une route accidentée et dangereuse pour se rendre à l’école de Fakheet, située à trois kilomètres, une route qui devient plus difficile en hiver et pendant la saison des inondations.
« Malgré toutes les difficultés, nous sommes attachés à l’éducation et à l’instruction de nos enfants, car ce n’est que si nous sommes instruits que nous pourrons survivre ici et développer notre village », a déclaré Abu Aram.
« J’insiste beaucoup pour que mes fils terminent au moins l’école secondaire, et je refuse que nous abandonnions sous aucun prétexte. »
« Le monde entier nous ignore »
S’accrochant à l’espoir pendant les 22 ans de bataille juridique devant les tribunaux israéliens, les résidents se sentent aujourd’hui complètement abandonnés dans leur combat et la perspective d’une expulsion se profile à l’horizon.
Nidal Abu Younes, chef du conseil local de Masafer Yatta, affirme que la dernière décision de la Cour suprême est motivée par des raisons politiques.
« La décision émise pour déclarer Masafer Yatta zone militaire est une décision politique visant à s’emparer de la terre et à la débarrasser de ses propriétaires pour les remplacer par des colons », a déclaré Abu Younes à MEE.
Le jugement de mai est l’une des décisions les plus graves prises à l’encontre de Masafer Yatta, car il donne le feu vert au lancement des démolitions de maisons palestiniennes, dont quatre écoles, et au déplacement des résidents.
« La décision vise directement huit des douze villages, mais en fait, elle affectera l’ensemble de la présence palestinienne dans la région », a déclaré Abu Younes.
Les habitants de Masafer Yatta s’inquiètent désormais de leur sort et de leur existence sur leurs terres, car la mise en œuvre de la décision sur le terrain peut entrer en vigueur à tout moment, même s’ils craignent également que ce soit un processus graduel et silencieux.
« Les Palestiniens s’acharnent aujourd’hui à rester à Masafer Yatta avec des produits de première nécessité », a déclaré Abu Younes.
« Pendant ce temps, le monde entier les ignore ; il faut aujourd’hui ouvrir les yeux et regarder ce qu’Israël nous fait, et prendre une position humanitaire sur notre cause. »
Article original en anglais sur Middle East Eye / Traduction MR
Retrouvez les informations quotidiennes en photos et vidéos sur Masafer Yatta sur le compte twitter du journaliste Basel Adra, #SaveMasaferYatta
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