Pas d’enfantisme sans Gaza

Caroline Bouxaguet Carossino, novembre 2025.- Que dire qui n’ait pas encore été dit sur la Palestine ? Que dire face au génocide en cours, nous, militant.es enfantistes ? Parler des plus de 50.000 enfants gravement blessés à Gaza, des plus de 20.000 enfants tués (1) ? Qu’après la famine orchestrée par l’État israélien, 1 enfant sur 5 souffre de malnutrition aiguë ? Que les maisons, les hôpitaux, les écoles sont détruites, qu’aucune aide humanitaire ne parvient à les atteindre (2) ? Qu’à l’hôpital les enfants sont amputés à même le sol et sans anesthésie ? Que les enfants de Gaza sont délibérément pris pour cible et sont retrouvés avec des traces de balle dans la tête ? Qu’Israël est parmi les premières causes de morts et de handicaps d’enfants dans le monde cette année ?

Photo de l’action 18 octobre 2025 « Pas d’enfantisme sans Gaza », organisée par le Collectif Enfantiste.

Oui, nous pourrions le dire. Mais cela a déjà été dit, cela a déjà été documenté, cela a déjà été commenté. Et dire seulement cela, ce serait occulter que le massacre des enfants n’a pas lieu qu’à Gaza, mais que l’armée israélienne a également tué des enfants palestiniens en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est. Que depuis le 7 octobre 2023 en Cisjordanie, c’est un enfant tous les deux jours qui a été tué et que dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, ils ont été tués par des tirs à balles réelles.

Et cela aussi ne serait pas suffisant, car ce serait occulter que ces massacres et ce génocide ont commencé bien avant 2023, ce serait occulter toutes les agressions israéliennes commises envers le peuple palestinien depuis le début du XXe siècle. Ce serait oublier de dire que plus de 500 enfants palestiniens sont envoyés, chaque année, en prison par les autorités israéliennes et que les conditions d’incarcération se sont encore davantage durcies depuis le 7 octobre. Ce serait encore oublier que depuis 1967, date de l’occupation militaire de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est par Israël, il a été mis en place une juridiction spéciale qui fait qu’Israël est le seul pays au monde à traduire de manière systématique des enfants palestiniens devant un tribunal militaire. Et cela encore ne permettrait pas de remonter assez loin, si nous ne voulons pas omettre les presque 25.000 enfants blessés lors de la première Intifada (1987-1993), dont un tiers avaient moins de dix ans. Et qu’après cela, le jet de pierres (accusation la plus répandue contre les enfants) va être défini comme un crime entraînant l’arrestation et le placement en détention des jeunes Palestiniens dès l’âge de 12 ans. Que l’Organisation mondiale contre la torture a alerté sur les actes de torture et autres mauvais traitements subis par les enfants palestiniens dans les centres de détention israéliens. Ce serait aussi passer à côté du fait que la chasse israélienne contre les enfants palestiniens ne s’est pas arrêtée aux portes de l’exil, qu’ils ont été traqués et assassinés jusque dans les camps de réfugiés au Liban, déjà en 1982, et que l’aviation israélienne est allée jusqu’à larguer sur certains camps palestiniens des jouets et des fruits piégés destinés aux enfants.

Enfin, ce serait oublier un point central de l’histoire des persécutions du peuple palestinien si nous ne parlions pas de la Nakba de 1948, la Catastrophe, du plan de partition de l’ONU, du mépris raciste des États occidentaux, du colonialisme israélien ainsi que de sa cruauté et son impunité face au droit international, des massacres des villages arabes palestiniens et de l’exode forcé de 800 000 Palestiniens expulsés de leurs terres par les forces israéliennes. Et cela en ferait des choses à dire depuis 1948, parce qu’il n’est pas possible de parler du génocide de Gaza sans parler de tout ça.

Nous pourrions aller plus loin encore, questionner notre responsabilité et parler du rôle actif des puissances impérialistes occidentales, du mandat britannique illégitime, du rôle de l’ONU, de l’OTAN, du complexe militaro-industriel français, du soutien indéfectible de l’Europe et des États-Unis, de la répression et de la criminalisation des mouvements de solidarité pro-palestiniens.

Mais finalement cela ne serait rien de plus que ce que les Palestiniens et Palestiniennes n’ont eu de cesse de nous répéter depuis tout ce temps.

Il nous restait alors, à nous, plus qu’à aller chercher dans les sources existantes ce que nous pouvions trouver qui s’approchait au plus près du vécu des jeunes personnes palestiniennes. Pour revenir à nous-mêmes, là où nous nous situons, pour essayer de trouver un moyen de faire quelque chose à partir de là. Pour les partager, en parler autour de nous, amplifier la mobilisation pour la libération de la Palestine et la fin du génocide, convaincre celleux pour qui ce n’était pas une évidence et creuser les raisons de ce premier blocage.

À travers ce travail de recherche et la lecture de ces textes, nous avons trouvé l’horreur, une violence inouïe s’abattant de manière spécifique sur les jeunes Palestiniens. La forme la plus extrême des violences faites aux jeunes personnes, un génocide. Mais ce que nous avons découvert c’est surtout une autre manière de voir l’enfance. L’innocence que les adultes occidentaux chérissent tant quand ils parlent d’enfance, les enfants palestiniens de Gaza n’y ont pas droit. Les enfants sont ciblés spécifiquement et le monde regarde, complice, le génocide. Et c’est là où le regard posé sur l’enfance se transforme, que l’enfance devient une catégorie mouvante, construite, incluant certains jeunes et en excluant d’autres, au gré des envies et besoins des adultes. Tantôt suspectés d’être des criminels, tantôt réduits à des êtres purs, naïfs exclus de la lutte et de la compréhension de ce qu’ils vivent. D’une manière ou d’une autre, toujours exclus de l’histoire par les adultes occidentaux, réduits à des témoins passifs, jamais acteurs.

La jeunesse palestinienne nous permet de voir autrement. Les jeunes personnes palestiniennes sont conscientes de la violence et de l’injustice subie, elles voient le silence des Occidentaux, l’inaction des États. Elles connaissent leur histoire, elles connaissent la lutte de leur peuple, elles prennent part à la résistance ! Elles protègent leurs frères, leurs sœurs, leurs parents, elles sont solidaires. Elles contribuent à trouver de la nourriture pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Elles documentent leur vie car elles veulent que la vérité soit sue de toustes. Elles continuent à étudier pour reconstruire leur pays. Elles vont à l’école pour se souvenir de leur histoire et veulent construire un avenir même si elles savent qu’on veut leur en priver. Elles ne nous attendent pas pour les sauver, pour qu’on leur dise quoi dire, quoi faire, elles n’attendent pas qu’on leur donne l’autorisation de vivre, de lutter.

Elles nous permettent alors de repenser nos luttes enfantistes à la lumière de leur résistance. Ces générations de jeunes Palestiniens qui se sont succédé et qui se succéderont encore pour résister face à l’oppression sioniste, génocidaire de l’État israélien ainsi que face à l’adultisme, paternaliste, colonial d’États occidentaux dont la France fait partie.

Car par la Palestine, nous apprenons encore une fois que les jeunes personnes ne sont pas plus protégées que les autres, que la violence ne s’arrête pas à l’enfance. Elle nous montre aussi la voie du combat, la lutte contre toutes les violences faites aux enfants et adolescents, la lutte avec les jeunes personnes, la lutte par les jeunes personnes qui sont des acteurs et actrices à part entière de l’histoire et non plus des accessoires, des appendices des adultes ou des objets de pitié. C’est le droit à l’autodétermination des jeunes personnes qui résonne avec le droit à l’autodétermination du peuple palestinien.

Par la lutte palestinienne encore, nous nous confrontons à la violence coloniale et la violence raciste. Racisme et hiérarchisation raciale des vies, qui ici en France a favorisé le silence, l’inaction d’une partie de la population et des militantes. Nous nous confrontons à nous-mêmes et à nos camarades. Pourquoi ce deux poids deux mesures, pourquoi des réactions différenciées quand il s’agit de violences faites aux enfants palestiniens ? Pourquoi cette empathie différenciée entre les jeunes personnes ? Se taire face aux violences faites aux jeunes personnes palestiniennes, c’est hiérarchiser entre elles les vies des jeunes personnes, c’est penser qu’une vie d’enfant palestinien vaut moins qu’une autre. C’est participer à un ordre mondial qui veut imposer aux jeunes personnes racialisées négativement que leur vie vaut moins que celle des jeunes personnes blanches, c’est participer à leur faire intérioriser voire accepter la dévalorisation de leur existence. Nous, enfantistes, ne pouvons accepter cela.

Le génocide de Gaza et surtout la lutte du peuple palestinien nous transforme. Elle nous pousse à remodeler, redéfinir nos lignes dans nos combats, elle nous pousse à sortir d’un prisme unique occidental et à envisager la pluralité des oppressions, mais aussi la pluralité des luttes et des modes d’action. Il n’y a pas un enfantisme mais des enfantismes.

Ce texte qui devait être une introduction n’en est pas une. Il est le fruit et la conclusion de cette rencontre avec l’histoire de la Palestine et de la résistance de son peuple.

Il se terminera par ces mots de l’écrivain Mohamed Hamza Ghanaïm :

« Personne n’a aidé le Palestinien depuis son enfance à surmonter son sort tragique, ni même à rêver de sortir un jour de sa situation complexe. Malgré cela, l’enfant palestinien est conscient de beaucoup de réalités de par le monde semblables aux siennes. Il sait que des enfants sont emprisonnées ou torturés. Il sait qu’il n’est pas seul à vivre cette épreuve et qu’il est le frère de tous les damnés de la terre (3) ! »

(1) Une source du journal The Lancet sur le nombre de morts, très probablement largement sous-évalué au vu de la destruction des hôpitaux qui identifient et comptabilisent les morts et au vu des morts indirectes dues à l’effondrement du système de santé, ainsi que des morts sous les décombres.

(2) L’aide alimentaire s’est arrêtée début mars 2025 et a repris lentement à partir du cessez-le-feu du 13 octobre 2025, soit depuis 7 mois et demi. Source Action contre la faim.

(3) Référence à Frantz Fanon, Les Damnés de la terre


L’auteure :  Caroline Bouxaguet Carossino est psychologue et militante au collectif Enfantiste et dans un collectif de soignant·es, « Les travailleur·ses du soin mobilisé·es pour la Palestine »